L’historien Philippe Ariès qualifie la fin de la présence des enfants dans la ville comme un passage à « l’antiville » : « La forte sociabilité des enfants dans la ville, le partage de l’espace urbain entre les enfants et les adultes ont donc persisté tout au long du xixe siècle, puis le refoulement des enfants en marge de la ville l’a emporté sur les résistances, en même temps que l’espace urbain se transformait, éclatait[1]. » Le mouvement moderne en architecture entérinait ce recul par son approche fonctionnaliste de la ville, qu’il considérait comme partagée entre zones dédiées chacune à leurs fins propres : la vie, le travail, les loisirs et les infrastructures de transport, pour reprendre la formulation qu’en donne la charte d’urbanisme de la quatrième assemblée des C.I.A.M. (Congrès Internationaux d’Architecture Moderne) qui s’est tenue à Athènes en 1933[2]. Contre cette approche, et pour contrer l’effacement des enfants des villes, Aldo van Eyck (1918-1999), membre de la Team X[3], présente au dixième C.I.A.M. qui se tient en 1956 à Dubrovnik un ensemble de quatre panneaux intitulé Lost Identity répondant à la question du danger que représente la ville pour les enfants, comme le montre le premier panneau. On se propose ici de les parcourir tout en éclaircissant leur sens en ayant recours aux textes de leur auteur[4], tant ils résument brillamment la démarche de celui qui, entre 1947 et 1978, a conçu plus de sept cent aires de jeux dans la ville d’Amsterdam.
Le premier panneau fait le constat d’un « problème » : « une ville, sans les mouvements propres à l’enfant, est dans une situation paradoxale / A city, without the child’s particular movement is a paradox ». Le paradoxe dont il est question est celui de la disparition de l’enfant de la ville, alors même qu’à la différence du citoyen (i.e. : de l’adulte) il s’affirme « avec » les éléments que la ville croit lui opposer[5]. Ces éléments n’ont pas, sur l’enfant, les effets délétères qu’il ont sur l’adulte. L’identité perdue, ce n’est pas celle de l’enfant dans la ville, mais celle de l’adulte dans la ville, alors que l’enfant est le guide pour la lui rendre. Comme il l’indique dans une conférence en 1962 : « un enfant est, de fait, en situation de miroir avec la ville. C’est inévitable, mais ça ne se produit évidemment pas sans conflits/ a child will mirror itself with the city,. This is inevitable but of course leads to conflict [6] ». Le deuxième panneau présente un « symbole vers une solution partielle / symbol towards a partial solution » : la neige. Comme Aldo van Eyck l’explicite dans plusieurs textes, quand la neige recouvre la ville, la ville redécouvre l’enfant et l’enfant redécouvre la ville[7]. D’où la nécessité de « concevoir quelque chose pour l’enfant qui soit plus permanent que la neige, mais qui soit aussi moins abondant, quelque chose qui, à la différence de la neige, provoque le mouvement de l’enfant sans gêner d’autres mouvements urbains essentiels / to conceive of something for the child more permanent than snow – if less abundant, something quite unlike snow in that it provokes child movement withour impeding other essential kinds of urban movements[8] ». Il s’agit alors de pallier la fugacité de la neige, mais de conserver sa capacité d’indifférenciation des lieux qu’elle recouvre, afin de dépasser la distinction entre centre et périphérie qui confine l’enfant aux marges de la ville.
Quand Aldo van Eyck produit ces panneaux, il œuvre depuis bientôt dix ans au département de la planification urbaine d’Amsterdam où il lui incombe de placer une aire de jeux dans chaque quartier de la ville. Il prolonge cette tâche en identifiant des lieux vacants (maisons détruites laissant des vides dans le tissu urbain), ou bien des interstices ne permettant pas la moindre construction. Il les photographie d’ailleurs systématiquement avant que ses aires de jeux n’y soient installées, puis les photographie selon le même angle quand elles sont produites. Le troisième panneau le précise : ces aires de jeux sont « accidentelles », « fortuites » [incidental]. Il faut entendre par là qu’elles ne s’opposent pas au continuum de la ville et du tissu urbain. Leur qualité est d’être des zones intermédiaires, de jouer d’effets de seuil et non de rupture ou de clôture. On retrouve ici la « “grande importance du pas-de-porte”, du seuil et de l’entre-deux / “the greater reality of the doorstep”, the thresold, the in-between[9] » dont Aldo van Eyck voulait qu’il guide l’introduction historique du C.I.A.M.
Le quatrième panneau indique l’origine des formes des éléments de jeux aperçues sur le troisième : ses aires de jeux, composées d’éléments simples, non figuratifs, géométriques, qu’il s’agisse de bacs à sable aux larges bords, de plots ronds placés en leur milieu ou à leur entour, de barres à grimper ou de grilles arrondies en dômes ou en moitiés de tunnel, sont d’inspiration artistique – et se distinguent radicalement des formes stéréotypées du playground américain (bac à sable, balançoire, toboggan etc.). Aldo van Eyck concevra ainsi un certain nombre de formes simples qui ne sont pas sans rappeler le langage formel des artistes qu’il côtoie et admire, Piet Mondrian, Theo van Doesburg, Richard Paul Lohse, ou encore Joost van Roojen [10]. Van Eyck précise que « l’artiste, allié essentiel de l’enfant, est là pour atténuer le conflit / the artist, essential ally of the child, is there to lessen the conflict[11] ». On pourrait comprendre qu’il s’agit là simplement du conflit entre l’enfant et la ville, mais ce serait manquer son approche primitiviste de l’enfance. L’architecte lui confère ce statut de modèle pour repenser à nouveau frais le rapport de l’adulte avec la ville. L’architecte, inspiré par l’artiste, doit permettre à l’enfant de réaliser la relation harmonieuse avec la ville dont il est capable, et que le « voyage / journey » que représente son enfance ne se fasse pas « de nuit / by night[12] ». En lui proposant des formes libérées d’assignations ludiques, en ne limitant pas ses gestes à des fonctions, en décloisonnant ses espaces de jeux dans la ville, il sera à nouveau au centre, et il sera pleinement un modèle pour l’adulte auquel il inspirera un nouveau rapport à la ville.
[1] Philippe Ariès, Essais de mémoire : 1943-1983, Paris, Seuil, 1993, p. 248.
[2] Le Corbusier lui donne sa formulation finale dans La Charte d'Athènes, publié en 1957 aux éditions de Minuit. Cf.Eric Mumford, The CIAM Discourse on Urbanism 1928-1960, Cambridge, M.I.T. Press, 2000.
[3] Avec Jaap Bakema, George Candilis, Rolf Gutmann et Peter Smithson, Bill and Gill Howell, Alison Smithson, John Voelcker et Shadrach Woods.
[4]. Il s’agit des textes du quatrième chapiter de son oeuvre écrite : Vincent Ligtelijn et Francis Strauven (dir.), CollectedArticles and Other Writings 1947-1998, Amsterdam, SUN Publishers, 2008.
[5] Aldo van Eyck, « When snow falls on cities », in ibid, p. 108.
[6] Aldo van Eyck, « Sur le design des installations de jeu et l’aménagement des aires de jeux », trad. Lucie Voorhoeve, in Vincent Romagny (dir.), Anthologie Aires de jeux d’artistes, Golion, Infolio, 2010, p. 99.
[7] Aldo van Eyck, « When snow falls on cities » et « After a heavy snowstorm », in Vincent Ligtelijn et Francis Strauven (dir.), Collected Articles and Other Writings 1947-1998, op. cit., p. 108-110.
[8] Aldo van Eyck, « After a heavy snowstorm », ibid.
[9] Robert McCarter, Aldo van Eyck, New Haven et Londres, Yale University Press, 2015, p. 77.
[10] Aldo van Eyck était en outre très proche des artistes du groupe Cobra. Son œuvre ludique ne partage certes pas leur goût de l’informel mais bien l’attrait pour l’enfance et une réelle tendance au primitivisme.
[11] Aldo van Eyck, « When snow falls on cities », op. cit., p. 108
[12] Aldo van Eyck, The Child, the City and the Artist. An Essay on architecture. The in-between realm, Amsterdam, SUN Publishers, 2008, p. 19.
Vincent Romagny est docteur en esthétique, enseignant en théorie de l’art, éditeur et commissaire d’exposition indépendant.
Nous tenons à remercier Tess van Eyck Wickham et la Fondation Aldo+Hannie van Eyck pour leur aimable autorisation de publier les quatre panneaux « Lost identity ».
Cet article a été publié dans SCAU Architecture (éd.), Time to Play, Paris, co-édition SCAU-Archipress éditions, 2024.