essai
  • Architecture de la rédemption : une maison à la marge de la discipline

  • Jaime Solares Carmona

Issu d'un ouvrage collectif consacré à la critique architecturale et à son pouvoir (On the Duty and Power of Architectural Criticism), cet essai revisite l'engouement des années 2010 pour une certaine forme de frugalité. À partir d'une analyse détaillée d'une maison réalisée par l'agence Terra e Tuma, Jaime Solares Carmona y décortique l'esthétique qui caractérise certaines réalisations néo-brutalistes au Brésil, mettant au jour des présupposés de classe ainsi qu'une série de postures esthétiques déguisées en modularité et en pragmatisme éco-constructif. Nous le publions avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur.

 

« Les intellectuels sont ceux qui aiment la misère, les pauvres aiment en fait le luxe ! » Forgée dans la sociologie du quotidien et sensible à l'esthétique des médias et des masses, cette citation du célèbre artiste de samba Joãozinho Trinta éclaire les contradictions d'une intelligentsia brésilienne friande d'esthétisation de la pauvreté. La Casa da Vila Matilde semble appartenir à la catégorie des objets produits, tant d’un point de vue matériel que narratif, pour servir de justification à ce type de progressisme populiste. Bien au-delà du débat répandu entre populaire et culture pop, l'œuvre que nous allons analyser est un cas singulier d'absence d'exceptionnalité.

La réalisation de la maison en 2015 n’a rien d’exceptionnel : Dona Dalva, une cliente aux ressources limitées qui vit dans une maison insalubre et précaire, décide de la rénover. Voyant que cela ne serait pas possible, elle décide, avec les architectes, de démolir la maison existante et d'en construire une nouvelle. L'ensemble du processus prend un an. Le terrain a les dimensions traditionnelles des lotissements périphériques de la ville : cinq mètres sur vingt-cinq. Long et étroit, il impose le défi de garantir un bon éclairage et une bonne ventilation à toutes les pièces. Pour ce faire, les architectes créent un patio central qui sépare l'espace de vie de l'espace privé, les deux étant reliés par un couloir fonctionnel qui abrite une séquence d'espaces de service : salle de bains, cuisine et buanderie. La distribution astucieuse du plan permet une ventilation transversale dans la partie avant de la maison et une insolation dans la chambre principale. L'emplacement intelligent des fenêtres de ventilation permanentes au-dessus des salles de bains, face à l'escalier surmonté d'une ouverture zénithale, optimise l'échange d'air et l'éclairage de ces environnements. De plus, l'étage supérieur dispose d'une terrasse qui, ajoutée au jardin vertical du premier étage, répond au plaisir que Dona Dalva trouve dans le jardinage.

Dans un pays où neuf bâtiments sur dix sont construits sans l'intervention d'un architecte, il faut souligner la qualité architecturale du projet1. Avec un design simple mais efficace, comprenant une surface construite d'un peu moins de cent mètres carrés, la maison a remporté le prix du bâtiment de l'année par vote populaire sur le site web ArchDaily en 2016, ainsi que le prix Azkonobel de l'Institut Tomie Ohtake, après avoir représenté le Brésil lors d'événements internationaux tels que la Biennale d'architecture de Venise. De plus, ce qui peut être considéré comme un phénomène rare dans l'architecture brésilienne s'est produit : la maison est apparue dans plusieurs médias non spécialisés, allant des magazines hebdomadaires aux émissions de télévision et aux chaînes YouTube. Après avoir été ignoré pendant près de cinq ans, le projet a de nouveau été mis à l'honneur lorsque le journal argentin La Nación l'a récemment salué, affirmant qu'il se distinguait par son « innovation et sa grande qualité architecturale2 ».

Terra e Tuma Arquitetos, Vila Matilde, São Paulo, 2015
Terra e Tuma Arquitetos, Vila Matilde, São Paulo, 2015 / © Cacá Bratke/Minha Casa

Pour évaluer si l'œuvre mérite la visibilité et les éloges dont il a fait l’objet, le projet sera analysé sous deux aspects centraux : sa forme (construction, langage, typologie) et le discours généré par sa construction (récits disciplinaires, politiques de réception de telles œuvres). L’analyse formelle de la maison révèle un « chevauchement typologique » : une coexistence de solutions formelles entre le vernaculaire de l’autoconstruction (typique des banlieues brésiliennes) et le projet savant des architectes. Toutefois, ce chevauchement n’est ni une négociation esthétique ni une stratégie constructive. Il s’agit plutôt d’une coïncidence opportune, où deux univers constructifs étrangers l’un à l’autre s’unissent tout en se repoussant, créant une fiction de conciliation qui, en réalité, relève davantage d’une négation.

Malgré un budget serré (33 000 euros), le coût de la maison correspond aux standards du marché. Comme le rappellent les concepteurs du projet, la maison n'était pas bon marché : elle a coûté ce qu'elle devait coûter. La question principale était de savoir où investir l'argent. En ce sens, il y a deux erreurs : la première affirme que le bloc de ciment était l'option la plus rationnelle et la plus économique pour le projet ; la seconde affirme que le choix des surfaces non finies était financier. Les architectes justifient leur choix des blocs de béton par leur expérience antérieure (notamment avec la Casa Maracanã, 2009)3, mais la similarité matérielle entre les deux projets ne signifie pas une identité de motivations. Leur approche est avant tout esthétique, ancrée dans des traditions savantes locales. Leur agence s’inscrit dans la troisième génération d’architectes influencés par le brutalisme moderne (années 1950–1970 à São Paulo).

L'utilisation du béton apparent, ainsi que la recherche de la virtuosité structurelle et technique, constituent les principales caractéristiques de leur langage architectural. Dans ces réalisations, les architectes ont opté pour des blocs de béton plutôt que pour du béton coulé sur place – un matériau pourtant courant dans le répertoire brutaliste local, mais qu'ils emploient moins fréquemment. Il s’agit là d’un choix qui forge une tectonique distincte de leurs références (comme le bâtiment FAUUSP de Vilanova Artigas et Carlos Cascaldi, 1969). Le bloc incarne ainsi une promesse, ancienne mais persistante : celle d’une technique émancipatrice, à mi-chemin entre l’industriel (sa production) et l’artisanal (son assemblage), cristallisant les contradictions de l’architecture brésilienne contemporaine. Reste à déterminer si le bloc de béton constitue réellement une solution structurelle optimale. Certes, il présente des avantages : une standardisation accrue et une robustesse supérieure au bloc de céramique traditionnel - qu'il semble à la fois rejeter et évoquer simultanément - permettant une rationalisation du chantier. Pourtant, la prédominance du rouge dans les favelas et les périphéries brésiliennes n'est pas fortuite. Le bloc de céramique, utilisé comme élément de jointoiement et structurel, présente des atouts indéniables : un coût inférieur de 30%, un poids réduit de 40% (facilitant son transport), et une isolation thermique bien meilleure que son équivalent en béton. Le choix des architectes s'écarte pourtant radicalement des pratiques locales. Alors que les constructions autonomes privilégient généralement un système de poutres et colonnes, ils ont implanté un système étranger au contexte : des dalles de plancher reposant sur les murs d'enceinte. Il s'agit donc d'une technique exogène, introduite sans intégration du savoir-faire vernaculaire.

Capture d'écran du site Internet des architectes Terra e Tuma. Toutes les images peuvent être consultées à l'adresse https://terraetuma.com/casa-vila-matilde/
Capture d'écran du site Internet des architectes Terra e Tuma. Toutes les images peuvent être consultées à l'adresse https://terraetuma.com/casa-vila-matilde/

Ce qui nous amène à une autre question. Empreinte d'une astuce typique du mouvement brutaliste de São Paulo, la partie « inachevée » de la maison est, selon les auteurs, conçue comme un espace libre que le propriétaire peut personnaliser et adapter à ses besoins. Si c'était la principale motivation du choix des matériaux, on s'attendrait à ce que la maison soit prête à recevoir de telles finitions, ce qui n'est pas le cas. Idéalement, le sol en ciment lissé devrait avoir un sous-plancher pour recevoir n'importe quel revêtement de sol, des carreaux de céramique au parquet en bois. Il en va de même pour le système électrique et d'éclairage. Le conduit fixé sur le bloc de béton ne permet pas une d’enduire les murs, car, contrairement à la prise traditionnelle, sa profondeur ne peut pas varier. L'ensemble du système, boîtiers métalliques et tubes apparents, devrait être démonté puis réinstallé sur le mur fraîchement enduit. La maison n'a pas été conçue pour recevoir la « touche personnelle » du client ; cette affirmation est une pure invention. La maison est finalisée. Elle a été conçue et réalisée avec des matériaux qui fonctionnent bien tels quels, mais pas aussi bien lorsque d'autres couches sont appliquées.

Les finitions représentent généralement environ un tiers de la valeur totale d'une maison. Comme ils peuvent être réalisés plus tard, il est en fait judicieux d'investir initialement plus d'argent dans les éléments structurels de l'espace. Cependant, dans ce cas précis, le gain est assez relatif. Outre les raisons présentées ci-dessus, le bloc de béton et la dalle préfabriquée doivent tous deux être enduits d'une résine appropriée pour l'entretien, dont le prix est proche de celui des solutions de finition économiques, comme la peinture directement sur la structure. Le sol en ciment lissé coûte généralement un peu plus cher que de laisser la dalle apparente, et s'il n'est pas réalisé à la perfection, il se fissurera à l’avenir. La cliente elle-même a déclaré dans des entretiens que ce qui la dérange le plus, c'est l'absence de sol en céramique, qui sera sa première amélioration de la maison4.

L'allocation du budget vers des menuiseries sur mesure (portes en bois pleine hauteur à pivot asymétrique et fenêtres tripartites en aluminium noir) révèle une priorité claire : l'affirmation esthétique prime sur la rationalité économique. Ce langage moderniste, paradoxalement dépendant d'un artisanat haut de gamme, trahit l'échec de la promesse moderniste d'industrialisation. On observe ici une multiplication de prototypes sans réelle innovation productive - un formalisme déconnecté des circuits industriels de la construction. La comparaison avec la Casa do Caseiro (24 7 Arquitetura, 2013) est éclairante : pour un budget moitié moins élevé (7500 euros), cette maison de 70 m² intègre des finitions complètes et des menuiseries standard.   À bien des égards, il s’agit là d’une maison plus en phase avec la réalité sociale et culturelle de ses clients, représentant un ensemble de valeurs diamétralement opposé eu égard à ce qui compte ou non dans une maison à petit budget. En fin de compte, ce qui distingue les deux maisons, c'est que la maison Terra e Tuma cherche la distinction : une maison faite par des architectes doit avoir l'air d'avoir été faite par des architectes. Il s’agit là ici d'une variante typique de l'intellectualité de Joãozinho Trinta, et qui relève d'une logique de distinction propre à une élite progressiste paulistaine, où l'austérité minimaliste devient marqueur social.

En tant qu'individus qui portent la culpabilité bourgeoise de posséder des ressources dans un pays aux inégalités sociales stupéfiantes, ils optent pour une construction dépourvue d'ornement, de couleur, d'excès ou d'individualité. C’est en analysant les travaux du sociologue Marcelo Ridenti5, que Marco Napolitano nous rappelle la surévaluation du concept de « peuple » dans les années 1960 au sein de cette intellectualité brésilienne. Ce même romantisme tardif se retrouve, dans ce cas, dans la réitération de l'utilisation de matériaux apparents en architecture. Ce qui, dans les années 1960, était constitué de manière narrative comme une « honnêteté matérielle », capable d'apporter une conscience de classe aux personnes pauvres, reste aujourd'hui un désir, certes moins affirmé, d'éclairer les pauvres. Autrement dit, la matérialité de la Casa da Vila Matilde peut être interprétée comme une volonté d'enseigner aux pauvres à construire. La question est la suivante : quel est l'intérêt d'essayer d'enseigner aux pauvres ce qu'ils vivent déjà intimement chaque jour ? En ce sens, cela fait écho à l'idée que l'architecte sait mieux construire que le maçon et qu'il doit apprendre à ce dernier à faire son travail correctement. C'est un peu comme dire : « Les blocs de béton sont meilleurs que les blocs de céramique, ne l'avez-vous pas encore compris ? »

 Il en va de même pour la dalle de l'étage supérieur. Celle-ci ne comporte pas de garde-corps sur la façade avant, mais seulement sur le côté donnant sur l'espace qui mène au patio. Cette décision répond au souhait des architectes de ne pas interférer avec la façade - un mur à mi-hauteur, ou même l'utilisation de la même balustrade métallique qu'à l'arrière, nuirait au sentiment de continuité entre le mur d'enceinte et la façade avant de la maison - ce qui aboutit à une solution discutable pour la sécurité des résidents. De plus, cette dalle n'est pas ouverte à n'importe quel usage, puisqu’un caisson rempli d'argile expansée y a été adjoint pour garantir un minimum d’isolation thermique. Cette solution pourtant indispensable supprime la fameuse « dalle d'attente » des bidonvilles et des maisons périphériques, à la fois plafond et promesse d'un autre étage dans le processus sans fin de croissance de la maison. S’il peut être facilement démonté pour accueillir une nouvelle pièce, sa présence signifie clairement que la dalle n'est pas un espace de libre appropriation, mais plutôt un élément formellement abouti. La pièce du dessous dépend du caisson d’argile pour l’isolation thermique, au lieu du système traditionnel de poutres en béton avec une enceinte en blocs de céramique offrant un meilleur rendement thermique.

Les éléments analysés – le bloc de béton apparent, le sol en ciment lissé, l'absence de finition ou l'utilisation de dispositifs comme la dalle d'attente –, une fois détournés de leur fonction initiale, produisent ce qu'on pourrait nommer un « chevauchement typologique ». Loin de constituer un champ d'adhésion ou de résistance au système constructif des périphéries brésiliennes, ils révèlent une ambiguïté : l'inachèvement de la maison y est érigé en solution novatrice, un modèle à suivre. Ainsi, l'édifice se mue en un corps étrangement familier, suscitant non pas la reconnaissance, mais une permanente étrangeté pour ses occupants comme pour le voisinage. Il devient alors le symbole d'une lutte professionnelle – celle d'une architecture cherchant à récupérer les pratiques informelles d'autoconstruction propres aux villes brésiliennes.

Terra e Tuma Arquitetos, Vila Matilde, São Paulo, 2015
Terra e Tuma Arquitetos, Vila Matilde, São Paulo, 2015 / © Cacá Bratke/Minha Casa

En 2016, le CAU (Conseil de l'Architecture et de l'Urbanisme) lance la campagne L'architecture transforme des vies, présentant la Casa da Vila Matilde comme archétype d'une architecture à la fois accessible et qualitative. Son site proclame : « Avant toute construction, deux approches s'opposent : celle de l'architecte, qui incarne l'économie, l'ordre, la fonctionnalité et surtout l'avenir ; et celle où règnent l'empirisme, la réaction et l'improvisation6. » En plus d’un certain positivisme autoritaire qui consisterait à considérer l'architecture comme quelque chose qui apporte de l'ordre et de la fonctionnalité à la vie d'une personne – ce qui serait le meilleur moyen pour améliorer sa vie - ce qui attire l'attention, c'est la dévalorisation du savoir-faire des maçons. Pis, il avance que « les bâtiments conçus par des architectes coûtent moins cher que ceux réalisés sans eux » – révélant ainsi l'arrogance d'une profession qui, tout en dénonçant son exclusion historique des décisions politiques, reproduit les mécanismes mêmes de cette marginalisation. La maison ne fonctionne donc ni comme prototype urbain (à l'image de la maison Gerassi de Paulo Mendes da Rocha ou de la Villa Savoye de Le Corbusier), ni comme symbole du droit au logement, mais comme une simple publicité pour le fait d’engager un architecte. Aucun paradigme industriel novateur ici : seulement la promotion d'un service individualisé. L'idéal constitutionnel de « logement pour tous » se trouve réduit à un timide « maison pour tous » – sous condition de solvabilité, cela va sans dire.

Ce projet et son discours s'inscrivent dans ce que la sociologue Rosana Pinheiro-Machado nomme « l'inclusion par la consommation7». Ce concept éclaire l'ascension sociale durant l'ère Lula (2002-2011), portée par des politiques comme le ProUni (accès à l'enseignement privé pour les plus pauvres) ou les exonérations fiscales sur les biens électroménagers. Si ces mesures ont amélioré le quotidien de millions de Brésiliens, elles ont aussi fabriqué une citoyenneté fondée non sur la conquête de droits, mais sur l'accès au marché.

Fondé en 1980 par des syndicalistes, des militants ecclésiastiques et des intellectuels de gauche, le PT (Parti des Travailleurs) est devenu l'un des plus grands partis travaillistes mondiaux. L'élection de Lula en 2002, premier président brésilien d'origine ouvrière, a inauguré un projet national contradictoire mais marqué par la souveraineté économique, l'investissement dans l'éducation et une diplomatie Sud-Sud. Cette période a vu émerger des alliances globales comme les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) et consolider le Mercosur.

Au début des années 2010, le projet travailliste brésilien a déraillé.  De manière paradoxale, les manifestations de juin 2013, marquées par une orientation anti-partis et anti-système, ont incarné à la fois un mouvement de masse organique renforçant le sentiment démocratique dans le pays, mais aussi les prémices d’un populisme diffus. Selon les politologues Levitsky et Ziblatt8, la période 2010-2015 a correspondu à l’apogée mondiale de la démocratie libérale. Du Printemps arabe (2011) aux mouvements des Parapluies à Hong Kong (2014), les revendications pour une représentation plus horizontale et participative se sont multipliées. Cependant, cette aspiration démocratique, souvent liée aux luttes féministes, antiracistes, LGBTQIA+ et autres combats identitaires, a provoqué un retour réactionnaire. Au Brésil par exemple, des mouvements initialement mobilisés pour un transport public de qualité ont été récupérés par la droite populiste, qui a ensuite contribué à la destitution de la présidente élue Dilma Rousseff.

L'architecte, en tant que professionnel, semblait, comme tout le monde à l'époque, désorienté, mais animé par une volonté de redonner un sens social à une pratique qui s'était progressivement éloignée de toute pertinence culturelle – une pertinence qu'elle avait pourtant pu incarner au Brésil, notamment dans la première moitié du XXe siècle. Avec la fin du développementalisme9 démocratique (1930-1960), puis du développementalisme dictatorial (1960-1980), le pays a plongé dans un néolibéralisme aggravant les inégalités sociales déjà profondes. L'ère Lula a alors fait naître l'espoir d'un renouveau, porté par la promesse d'une redistribution des richesses dans ce qui était alors l'une des six plus grandes économies mondiales.

Dans ce contexte d'effervescence sociale, l'aspiration des architectes brésiliens à contribuer à la construction de villes plus inclusives prend tout son sens. Cette dynamique éclaire également le thème de la 15e Biennale d'architecture de Venise, Reporting from the Front, qui visait à « stimuler la réflexion sur le rôle des architectes dans l'amélioration des conditions de vie, face à des défis politiques, géographiques et socio-économiques variés10 ». Contrairement à l'édition précédente, dirigée par Rem Koolhaas – architecte européen centré sur les fondamentaux de la discipline –, cette Biennale fut orchestrée par Alejandro Aravena, figure latino-américaine explorant les limites et les responsabilités sociales de la profession. Son prix Pritzker la même année a d'ailleurs consacré son image d'architecte engagé11.

Quoi qu’il en soit, cet optimisme apparaît excessif, davantage fondé sur un volontarisme bien intentionné que sur une transformation politique réelle. Qu’il s’agisse de la Casa da Vila Matilde, des propositions présentées à la Biennale, ou même des « demi-maisons » d’ELEMENTAL – directement inspirées des projets PREVI au Pérou (1966) –, aucune de ces initiatives ne puise son inspiration dans les luttes préfiguratives, horizontales et antisystémiques des mouvements populaires du début du XXIe siècle. Aucune ne porte l’ambition révolutionnaire du siècle précédent ; elles reflètent plutôt les contradictions d’un progressisme en crise, qui cherche à concilier engagement social et logique marchande. La régression démocratique des années suivantes – le trumpisme aux États-Unis, le bolsonarisme au Brésil – sonne comme l’ultime symptôme d’un mouvement déclinant : les derniers soubresauts d’une profession architecturale qui mise, avec un optimisme teinté de naïveté, sur une réforme sociale sans rupture politique.

L’importance démesurée accordée à un acte aussi banal que la construction d’un logement populaire trahit cet optimisme, à l’orée d’un effondrement politique annoncé. Pour reprendre les mots de Napolitano : « C’est dans ces termes – un mélange d’activisme volontariste et d’une vision monolithique et idéalisée des classes populaires – qu’il faut comprendre le rapport de la gauche brésilienne aux masses, ces acteurs collectifs de la révolution12.» Autrement dit, la maison ne se justifie comme artefact culturel que par la présupposition qu’elle « sauve » ses occupants, leur offrant dignité et progrès grâce à l’architecture. Seule une conception paternaliste des classes populaires – vues comme des sujets passifs à émanciper par une élite intellectuelle, en contradiction avec toute logique d’émancipation réelle – peut expliquer l’euphorie suscitée par de tels projets.

En déclarant que « l'architecture ne trouve pas dans les gens, dans la société, un moyen adéquat de fonctionner13 », l'auteur de la maison révèle le seul aspect vraiment exceptionnel du projet : sa cliente. Elle était le seul facteur inhabituel dans l’ensemble du projet. C'est elle qui, contrairement à l’usage, a engagé un architecte au lieu d'un maçon. Et pour cause, elle a toujours été la vedette du récit officiel de l'ouvrage, en tant que grande bénéficiaire, celle qui a été bénie par les bienfaits de l'architecture.

De sa raison d'être concrète, la maison s'est réduite à un discours. Il est révélateur que la cliente, dans un entretien, évoque d'abord avoir ressenti un sentiment de sécurité en entrant dans les lieux14. Pourtant, ce qui l'a poussée à construire était avant tout la menace vitale que représentait son ancien logement – un morceau de toit lui étant même tombé sur le lit. En ce sens, l'intervention des architectes n'a pas transcendé la simple nécessité : elle n'a pas créé un espace où Dona Dalva pourrait véritablement se reconnaître. On peut donc affirmer sans exagération que, bien que techniquement compétent, ce projet n'offre rien d'exceptionnel sur le plan architectural. Aucun renouveau esthétique. Aucune remise en question du chantier ou de l'autoconstruction périphérique. Aucune subversion des notions de parcelle ou de propriété privée du sol. Rien de réellement novateur. Cette maison est conservatrice à rebours – elle perpétue un ordre passé plutôt que d'en inventer un pour l'avenir, comme ces combattants qui, après des années de lutte, se contentent de consolider leurs positions au lieu d'ouvrir de nouveaux fronts. Le progressisme se retrouve ainsi pris en tenaille : d'un côté, une esthétique vidée de sa substance ; de l'autre, la montée vertigineuse d'une réaction antidémocratique. Une chose est certaine : les vieilles recettes, même rhabillées, ne bâtiront pas un monde nouveau. Tout au plus produiront-elles l'image d'un monde qui aurait pu être.

Au final, le grand mérite de l'œuvre est d'être commune. Son atout est de se vendre comme quelque chose de proche, accessible à tous. Un produit populaire, non pas parce qu'il répond au désir de luxe du peuple ou parce qu'il réexamine la nécessité d'en avoir envie, mais parce qu'il se contente d’être ce qu'il peut être. Une architecture qui peut nous racheter de nos particularités et être enfin accessible à tous. Quelque chose de bon, de sûr, quelque chose qui « ne s'effondrera pas ». Quelque chose que, après trente ans d'économies sur des revenus précaires, on pourra peut-être s'offrir. Et si la chance sourit, y poser ce carrelage tant désiré.

Cet essai est extrait de l'ouvrage collectif On the Duty and Power of Architectural Criticism, publié par Park Books.


1 « Pesquisa Inédita: Percepções da sociedade sobre Arquitetura e Urbanismo », Conselho de Arquitetura e Urbanismo do Brasil, 12 octobre 12 octobre 2012, consulté le 30 juillet 2021, https://www.caubr.gov.br/pesquisa- caubr-datafolha-revela-visoes-da- sociedade-sobre-arquitetura-e- urbanismo.

2 « Una casa en una favela ganó un premio internacional de arquitectura », La Nación, 24 juin 2021, consulté le 30 juillet 2021, https://www.lanacion.com.ar/propiedades/construccion-y-diseno/la-casa-de-una-empleada-domestica-gano-un-premio-internacional-de-arquitectura-nid24062021/.

3 « Casa Vila Matilde/Terra e Tuma Arquitetos Associados », ArchDaily, 11 novembre 2015, consulté le 6 août 2021, https://www.archdaily.com. br/br/776950/casa-vila-matilde- terra-e-tuma-arquitetos.

4 Gaby Garcia, « Visite de la Casa Premiada na Vila Matilde - #GabyNaSuaCasa #1 - Bâtiment de l'année », visite architecturale, 14 avril 2016, vidéo YouTubevidéo, 16:39, consulté le 30 juillet 2021, https://www.youtube.com/ watch?v=54832s2zMC4&ab_ channel=GabyGarciia.

5 Marcos Napolitano, « Em busca do tempo perdido: utopia revolucionária e cultura engajada no Brasil », Revista Sociologia e Política, n° 16 (2001), 149.

6 « A Arquitetura transformando vidas », site de la campagne du Conselho de Arquitetura e Urbanismo, consulté le 30 juillet 2021, https://www.caubr.gov.br/ vidas/.

7 Rosana Pinheiro-Machado, Amanhã vai ser maior (São Paulo : Planeta do Brasil, 2019).

8 Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, Como as democracias morrem (Rio de Janeiro : Jorge Zahar Editor, 2018).

9 Modèle étatique axé sur l'industrialisation.

10 Romullo Baratto, « Bienal de Veneza 2016 (um panorama preliminar) », ArchDaily, 24 mai 2016, consulté le 30 juillet 2021, https://www.archdaily.com.br/br/788091/bienal-de-veneza-2016-um-panorama-preliminar.

11 The Pritzker Architecture Prize, « Alejandro Aravena of Chile Receives the 2016 Pritzker Architecture Prize », 13 janvier 2016, consulté le 30 juillet 2021, https://www.pritzkerprize.com/ laureates/ale-jan-dro-ara-ve-na.

12 Napolitano, « Em busca do tempo perdido », 149.

13 Danilo Terra, « Casa da Vila Matilde », conférence TEDxUSP, 14 avril 2017, vidéo YouTube, consultée le 30 juillet 2021, https://www.youtube.com/ watch?v=qATMYaQop1c&ab_ channel=TEDxTalks.

14 Gaby Garcia, « Tour Casa Premiada na Vila Matilde ».

  

 


Jaime Solares Carmona

Jaime Solares Carmona est un architecte et urbaniste brésilien, doctorant à l'université de Yale, titulaire d'un BArch (2015) et d'un M.Sc. (2020) de l'université de São Paulo. Professeur à l'Escola da Cidade (2020-2021). Chercheur au Critical Thinking and Contemporary City Research Group/USP depuis 2015. Directeur associé de la communication du Comité international des critiques d'architecture (CICA) depuis 2023. A travaillé dans plusieurs cabinets, dont ELEMENTAL, AMZ Arquitetos et Estúdio Mariana Wilderom. A publié des articles dans des magazines spécialisés tels que ArchDaily, Galeria da Arquitetura, Vitruvius et Architectural Journal (Chine). Effectue des recherches sur la théorie et la critique de l'architecture contemporaine, le genre, le corps et la sexualité.