exploration
  • Chacarita Moderna

  • Léa Namer

L'échange épistolaire amoureux avec une personne disparue ou décédée, est un leitmotiv de la littérature romantique, réinterprété au XXe siècle dans de nombreuses productions cinématographiques. C'est pourtant ce motif que la chercheuse Léa Namer a choisi pour son travail sur la nécropole brutaliste de Buenos Aires, le chef-d'œuvre oublié d'Itala Fulvia Villa. Son histoire est celle d'une rencontre architecturale qui se transforme en quête obsessionnelle, mêlant critique, émancipation féministe et récit d’initiation. Nous publions un extrait du livre, avec l'aimable autorisation de l'auteure et de l'éditeur, Building Books.

Piranesi, Les prisons imaginaires
Piranesi, Les prisons imaginaires


Mars 2014

Une amie argentine m’annonce qu’elle va se marier et je saute sur l’occasion pour retourner à Buenos Aires. C’est lors de ce séjour qu’un ami architecte français m’invite à aller faire un tour au cimetière de Chacarita. Les touristes ne visitent généralement pas cette nécropole, destinée aux classes moyennes sans histoire. Tout le contraire du cimetière de Recoleta, petit écrin parfaitement identifié dans les circuits touristiques, qui abrite les tombes des personnages les plus importants de l’histoire de l’Argentine. Nous passons le porche de l’entrée principale et le vrombissement incessant de la ville s’atténue enfin. L’étendue impressionnante du cimetière se révèle pas à pas : Chacarita est une ville dans la ville de 95 hectares, avec des rues et des avenues, et dans laquelle les voitures peuvent même circuler. Nous traversons en silence une première frange de mausolées en marbre richement décorés qui ressemblent beaucoup à ceux édifiés en Europe à la fin du XIXe siècle. Leur implantation est dense et les percées visuelles sont étroites.

Tout à coup, l’immensité du ciel s’impose à nous. Nous nous trouvons face à une énorme étendue d’herbe sur laquelle d’intrigantes toitures en béton semblent flotter ici et là, comme en lévitation. À mesure que je me rapproche de l’une d’elles, le mouvement d’une végétation derrière un muret attire mon attention. J’ai l’impression de percevoir la cime d’un arbre qui aurait grandi sous terre. Je me penche et découvre, ébahie, l’existence de deux niveaux souterrains sous mes pieds, je découvre ton Sexto Panteón.

Des images de la mythologie grecque m’habitent alors que j’emprunte pour la première fois les escaliers qui mènent à l’inframonde. Je me sens comme Orphée descendant aux Enfers. Un premier niveau, puis un deuxième... La lumière et les sons se font différents. La température de l’air se rafraîchit et une odeur forte s’immisce dans mes narines : l’odeur de la mort. Dans le monde d’en bas, il n’y a pas un seul visiteur, pas un bruit. J’entends seulement l’écho de mes pas. D’épais murs d’enfeus[1] m’entourent dans le clair-obscur d’une galerie funéraire. Une même case se répétant à l’infini. À l’intérieur de chacune, un cercueil, et ce qui fut une vie. Cette rationalisation de l’espace de la mort me fait frémir et je crains soudain de me perdre dans ce labyrinthe funeste. Par chance, j’aperçois au loin les rayons du soleil traverser les profondeurs de ta nécropole, qui m’apparaît comme la réinterprétation moderne des catacombes romaines. Plusieurs mètres sous terre, une végétation luxuriante croît en silence. L’éclat de ses couleurs explose au contact des claustras de béton qui l’entourent. Je ferme les yeux. Les cris stridents des perruches résonnent à la surface. J’ai l’impression de découvrir une cité préhispanique oubliée dans la jungle. Je regarde attentivement autour de moi. De mystérieux motifs ornent chacune des structures en béton brut de la monumentale nécropole. Je vois du sacré dans la délicatesse de leur forme et de leur mise en lumière. Comme les vitraux d’une cathédrale. Comme un message pour la postérité.

Je m’enfonce dans une galerie funéraire, à la recherche d’un moyen pour remonter à la surface. Un escalier sorti d’une gravure de Piranèse surgit dans la pénombre. Sculptural, parfaitement symétrique, presque inquiétant. Je me retourne et jette un dernier regard au monde que je viens de découvrir pour être sûre de ne pas l’avoir rêvé. Un extrait de L’Immortel (1947) de Jorge Luis Borges me revient alors : « Avant toute autre caractéristique du monument invraisemblable, l’extrême antiquité de son architecture me frappa. Je compris qu’il était antérieur aux hommes, antérieur à la Terre. Cette ostensible antiquité (bien qu’effrayante en un sens pour le regard) me parut convenable à l’ouvrage d’artisans immortels. Prudemment d’abord, puis avec indifférence, non sans désespoir à la fin, j’errai par les escaliers et les dallages de l’inextricable palais. Ce palais est l’œuvre des dieux, pensai-je d’abord. J’explorai les pièces inhabitées et corrigeai : Les dieux qui l’édifièrent sont morts. Je notai ses particularités et dis : Les dieux qui l’édifièrent étaient fous.» Je sors du cimetière bouleversée. De toutes mes visites architecturales et de tous mes voyages, jamais un lieu n’a provoqué chez moi une telle émotion. J’ai l’impression que je viens de découvrir quelque chose d’important, et l’intuition étrange que cette découverte va changer ma vie.

Dans mon cercle d’amis architectes argentins, personne ne semble connaître le Sexto Panteón. Les rares personnes qui l’identifient ne semblent y trouver aucun intérêt particulier. « Vous n’avez pas de panthéons souterrains en France ? », s’amusent certains. J’entends dire qu’étant donné l’esthétique brutaliste de l’œuvre, le célèbre Clorindo Testa[2] en serait probablement l’architecte. Je tente de trouver des informations en ligne. « Cimetière souterrain Buenos Aires », rien. « Cimetière brutaliste Chacarita », rien. « Clorindo Testa Chacarita », rien.

Je décide de me rendre à la Sociedad Central de Arquitectos [3] pour en apprendre davantage. Située en plein centre historique de Buenos Aires, l’institution dispose d’une petite bibliothèque où il est possible de consulter les revues d’architecture publiées en Argentine depuis les années 1930. Un unique résultat apparaît sur l’ordinateur de l’accueil : Nuestra arquitectura n° 379, publié en juin 1961. Je tourne les pages, et voilà que tu apparais : « Panthéons dans deux cimetières de Buenos Aires / Direction générale de l’Architecture et de l’Urbanisme / Municipalité de la ville de Buenos Aires / Projet et suivi de chantier : Ítala Fulvia Villa, architecte ».

Je répète plusieurs fois ton nom, stupéfaite. Ítala Fulvia Villa. L’idée qu’une femme architecte puisse être l’auteure de ce bâtiment incroyable ne m’avait même pas traversé l’esprit. Les années de conception du projet et de livraison du chantier ne sont pas précisées. Je me rappelle cependant avoir vu sur le mur courbe de l’entrée principale du Sexto Panteón la date « 1958 ».

L’article mentionne tous les membres de votre équipe de conception, parmi lesquels se trouvent deux autres femmes architectes : Lelia Cornell, Raquel S. de Días, Günter Ernst, Carlos A. Gabutti, Ludovico Koppman, Clorindo Testa. Ce dernier, alors âgé d’une trentaine d’années, est bien l’un des collaborateurs mais c’est toi qui as dirigé l’équipe, conçu et coordonné le projet. Je tente de me figurer l’Argentine des années 1950, dans laquelle confier à une femme architecte la conception d’une nécropole aussi révolutionnaire au cœur de la capitale a été possible. Et je me dis que cela ne l’aurait pas été en France.

La publication ne concerne pas un, mais deux projets que tu as menés simultanément dans les cimetières publics de la ville de Buenos Aires : le Sexto Panteón à Chacarita et le Gran Panteón (Grand Panthéon) à Flores[4] . Les quelques photographies illustrant la note laissent entrevoir de nombreuses similitudes entre les deux panteones (l’organisation verticale des niches funéraires, l’usage de matériaux nobles comme le marbre et le travertin, l’éclairage naturel grâce aux patios, le projet paysager) mais le Gran Panteón, lui, n’est pas souterrain.

[1] Niches surélevées destinées à recevoir un cercueil.

[2] Clorindo Testa (1923-2013) est un architecte et artiste argentin d’origine italienne. Il est un des pionniers de l’architecture brutaliste en Argentine. Ses réalisations les plus marquantes à Buenos Aires sont l’ancienne Banque de Londres et d’Amérique du Sud – actuel Banco Hipotecario (1959-1966) – et la Bibliothèque nationale (1962-1992).

[3] Une sorte d’équivalent de l’Ordre des architectes en France.

[4] Cimetière de Flores : l’un des trois cimetières publics de Buenos Aires, situé dans le sud de la ville. Il appartenait à l’origine au village du même nom, avant d’être rattaché à la ville de Buenos Aires.

Léa Namer est une artiste et architecte française, diplômée en 2012 de l’Ecole d’Architecture de Paris la Villette. En 2011, elle effectue une année d’échange à Buenos Aires à la Facultad de Arquitectura, Diseño y Urbanismo et se passionne pour la capitale argentine. Originellement initié avec Elsa Dupont en janvier 2019, Chacarita Moderna fait partie d’un travail de recherche plus large sur d'autres architectures d'exception dévolues aux dernières demeures.

Article consacré au Sexto Panteon au moment de son inauguration, dans la revue Nuestra Arquitectura
Article consacré au Sexto Panteon au moment de son inauguration, dans la revue Nuestra Arquitectura
Article consacré au Sexto Panteon au moment de son inauguration, dans la revue Nuestra Arquitectura
Article consacré au Sexto Panteon au moment de son inauguration, dans la revue Nuestra Arquitectura
© Federico Cairoli
© Federico Cairoli
© Federico Cairoli
© Federico Cairoli