essai
  • Communauté (a)sociale

  • Jesko Fezer

L'exposition Commun, une architecture avec les habitants qui s'est tenue à arc en rêve en 2022, a donné lieu à une série de publications dans la revue en ligne e-flux. Cette série de dix essais préfigurait la création d’un volet éditorial sur le site web d'arc en rêve. Ces textes, édités par Nick Alex et Nikolaus Hirsch, n'ont jamais été traduits en français jusqu'à présent. Arc en rêve les rendra progressivement disponibles sur son nouveau site.
Deuxième texte de la série e-flux à être publié en français, Communauté (a)sociale de Jesko Fezer revient sur des expériences d'activisme communautaire basé sur le design. Loin du discours convenu et de l'optimisme surjoué, l'essai tente un bilan critique et désabusé de l’action d'une association qui s'est efforcée de résister à la gentrification du quartier de St Pauli à Hambourg par un activisme créatif fondé sur la conviction des vertus émancipatrices du design.


Une pratique du design socialement engagée

Depuis 2011, le Studio de design expérimental de la HFBK de Hambourg offre un soutien aux habitants du quartier de St. Pauli et d'autres quartiers de la ville qui, pour des raisons économiques ou socioculturelles, n'ont pas accès au design ou sont empêchés de s’en servir comme levier d’action. Depuis dix ans, nous organisons des séances publiques de soutien au design tous les mercredis de 18 h à 19 h dans l'espace de la vitrine de GWA St. Pauli, une association sociale qui travaille au sein de la communauté depuis des décennies. Lors de ces consultations hebdomadaires, les étudiants recueillent les demandes des habitants et travaillent avec eux pour résoudre les problèmes quotidiens qu'ils leur soumettent. Toutes sortes de questions, d'idées et de désirs personnels ou collectifs deviennent alors le point de départ de projets de design.

Ces dernières années, St. Pauli a connu des changements sans précédent, dont la population locale a été largement exclue quand elle n’était pas affectée négativement. Au début des années 2000, St. Pauli était le quartier le plus pauvre d'Allemagne de l'Ouest et se caractérisait par une culture de solidarité entre les anciens travailleurs portuaires, les immigrants et diverses sous-cultures, notamment les participants aux luttes des squatteurs de la Hafenstrasse et du quartier rouge de Reeperbahn. Récemment, cependant, St. Pauli est devenu le quartier le plus cher de Hambourg pour les nouvelles locations. La conversion de logements en copropriétés, les nouveaux développements immobiliers et les associations municipales de logement axées sur la maximisation des profits ont entraîné et continuent d'entraîner un déplacement des populations les plus dévavorisées.

Nous avons conçu le café de quartier WiQ (We in the Quarter) comme un lieu de rencontre non commercial dans le quartier de Winterhude afin de créer un réseau civique dans lequel des personnes de tous horizons se réunissent. En plus des initiatives, nous avons développé un module de sièges à grande échelle qui utilise les chaises et les tables existantes du stock de l'église. Benjamin Bakhshi, Béla Dizdar, Mia Lotta Gabele, Jan Wilbert Juchem, Marieke Schröder, Kayoung Kim, Cathrin Zumhasch, 2022
Nous avons conçu le café de quartier WiQ (We in the Quarter) comme un lieu de rencontre non commercial dans le quartier de Winterhude afin de créer un réseau civique dans lequel des personnes de tous horizons se réunissent. En plus des initiatives, nous avons développé un module de sièges à grande échelle qui utilise les chaises et les tables existantes du stock de l'église. Benjamin Bakhshi, Béla Dizdar, Mia Lotta Gabele, Jan Wilbert Juchem, Marieke Schröder, Kayoung Kim, Cathrin Zumhasch, 2022
Réunion publique et point d'information pour le groupe de quartier 06600 Plataforma y Observartorio Vecinal de la Colonia Juarez à Mexico. Ils se sont efforcés de matérialiser leur présence sur la place Giordano Bruno pour discuter des questions locales, s'entraider face aux problèmes quotidiens et organiser des efforts politiques et sociaux pour résister à la gentrification. Felix Egle, Finja Delz, Fynn Morten Heyer, Johannes Schlüter, Liez Müller & Plataforma 06600.
Réunion publique et point d'information pour le groupe de quartier 06600 Plataforma y Observartorio Vecinal de la Colonia Juarez à Mexico. Ils se sont efforcés de matérialiser leur présence sur la place Giordano Bruno pour discuter des questions locales, s'entraider face aux problèmes quotidiens et organiser des efforts politiques et sociaux pour résister à la gentrification. Felix Egle, Finja Delz, Fynn Morten Heyer, Johannes Schlüter, Liez Müller & Plataforma 06600.

L'ambition de Public Design Support est d'intervenir dans ces processus urbains en testant et en déployant une pratique alternative du design. Le design peut contribuer à générer des conditions de vie autonomes et à contrer l'impuissance et la dépendance que les gens peuvent éprouver face aux politiques d'aménagement urbain qui les excluent. Pourtant, la plupart des habitants des quartiers populaires et des autres quartiers touchés par la gentrification n'ont généralement pas les moyens de se payer du design, ni de revendiquer son pouvoir. En tant que pratique clairement partisane, nous travaillons avec ceux qui sont non seulement exclus du développement urbain, mais aussi du design en soi1. Nous défendons le « droit au design », qui considère le design comme un acte humain fondamental et une pratique non disciplinaire par laquelle les gens peuvent améliorer leurs conditions matérielles et leur bien-être social, ainsi que de représenter leurs revendications en tant que citoyens2.

Nous avons réalisé une centaine de projets de ce type à St. Pauli et au-delà3. Le cabinet de conseil en design a travaillé pour un pub en difficulté, résolu le problème d'espace de stockage d'une mère célibataire, co-développé un jardin de teinture semi-public, théâtralisé une manifestation de réfugiés, repensé un centre de conseil en matière de drogue, érigé un mémorial pour les proches des prisonniers des camps de concentration, soutenu des manifestations contre les loyers, conçu une salle de tutorat confortable, installé un lit mezzanine avec un arbre à chat, aidé à déménager un centre de conseil à but non lucratif pour les réfugiés, rénové une caravane cassée, tendu une tente sur un pré de pommiers, posé des briques pour un barbecue de groupe, transformé une salle de classe peu démocratique, et bien plus encore.

Certains de ces projets sont restés inachevés, d’autres n’ont pas atteint les objectifs qu’ils s’étaient fixés. Certains se sont soldés par de la frustration et de l'épuisement, tandis que quelques autres ont procuré du plaisir ou enclenché des relations d'amitié. Si le Public Design Support a plutôt bien fonctionné comme une expérience pédagogique dans un contexte académique, il a globalement échoué en tant que modèle alternatif à la pratique du design. Les lacunes du Public Design Support (en termes d'aspirations) deviennent particulièrement visibles lorsqu'il est classé dans la catégorie plus large du « design social ». Il est difficile de dire si certains projets ont apporté un bénéfice social substantiel ou s'ils ont seulement atténué l'expérience de la pauvreté, de l'exclusion et de l'épuisement. Par contre, ce qui s’établit clairement, c’est une remise en question de notre compréhension conceptuelle du social et la manière dont elle fonde la pratique du design.

Le désir de communauté

Bien qu'il soit utilisé par de nombreux designers, urbanistes, travailleurs sociaux, artistes et activistes bien intentionnés, le terme « design social » est mal défini, et à certains égards, trompeur. Il est trompeur car il présuppose l’existence d’un design « non social », ignorant de ce fait une caractéristique essentielle du design : qu'il comporte forcément une dimension opérationnelle sociale. Bien qu'il existe un design qui rejette le social ou qui a des effets néfastes sur lui, s'il n'est pas social, ce n'est pas du design. L'effet sociétal et sa situation dans les structures sociales sont les fondements incontournables du design. Par opposition au terme « design social », le « design socialement engagé » ne met donc pas tant l'accent sur le caractère social du design que sur son engagement actif, critique et politique avec le potentiel du social.

Le Public Design Support part du principe que la colère, les problèmes, les désirs, les conflits et les idées du quartier de St. Pauli sont le point de départ de la démarche de conception. Son engagement social repose donc sur des commandes de conception formulées par des groupes et des individus locaux. Le Public Design Support dépend délibérément des personnes et de leurs problèmes, ainsi que de son acceptation dans la dynamique sociale et les conflits du quartier existant. Cependant, c'est toujours plus facile à dire qu'à faire. Les barrières linguistiques, les hiérarchies invisibles, les problèmes quotidiens, les malentendus, le timing et les difficultés très tangibles comme l'argent et la météo créent des obstacles et nous ont rendus inaccessibles aux personnes qui ont des ressources limitées pour s'engager dans le processus ardu de la co-création. Sans parler du Covid-19 qui nous a fait perdre complètement le contact avec le quartier.

Une fois par semaine, le mercredi de 18 h à 19 h : Discussion en attendant les clients et les amis du quartier devant notre centre d'assistance à la conception publique à GWA St. Pauli. Pour en inviter davantage, nous avons repensé et traduit notre dépliant en 11 langues et complété l'ancienne brochure d'information avec de nouvelles photos. Studio Experimentelles Design, 2011-2023.
Une fois par semaine, le mercredi de 18 h à 19 h : Discussion en attendant les clients et les amis du quartier devant notre centre d'assistance à la conception publique à GWA St. Pauli. Pour en inviter davantage, nous avons repensé et traduit notre dépliant en 11 langues et complété l'ancienne brochure d'information avec de nouvelles photos. Studio Experimentelles Design, 2011-2023.
Public Design Support a accompagné le processus de planification de l'étage supérieur du Golden Pudel Club de Hambourg en tant qu'espace événementiel, bureau et archive orienté vers le quartier, avec une série d'ateliers. L'équipe a été soutenue dans son intervention dans le processus de planification du point de vue de l'utilisateur et dans le développement de perspectives d'expansion et d'utilisation ultérieures. Steffen Albrecht, Marie-Theres Böhmker, Kim Fleischhauer, Ilja Huber, Gvantsa Jiadze, Dennis Nedbal, Merlin Reichart, Benedikt Schich, Golden Pudel Club, 2017.
Public Design Support a accompagné le processus de planification de l'étage supérieur du Golden Pudel Club de Hambourg en tant qu'espace événementiel, bureau et archive orienté vers le quartier, avec une série d'ateliers. L'équipe a été soutenue dans son intervention dans le processus de planification du point de vue de l'utilisateur et dans le développement de perspectives d'expansion et d'utilisation ultérieures. Steffen Albrecht, Marie-Theres Böhmker, Kim Fleischhauer, Ilja Huber, Gvantsa Jiadze, Dennis Nedbal, Merlin Reichart, Benedikt Schich, Golden Pudel Club, 2017.

Nous sommes actuellement en train de reconstruire notre lien avec le quartier de St. Pauli. Nous sommes à nouveau sur place, nous nous promenons et discutons avec les gens. Nous informons les voisins à l'aide de dépliants en différentes langues et nous avons commencé à rencontrer plus régulièrement les organisateurs communautaires et les travailleurs sociaux. En même temps, nous réfléchissons à la manière dont nous pouvons travailler de façon plus accessible et plus adaptée aux besoins. Nous avons prolongé nos heures d'ouverture et nous nous efforçons de communiquer plus simplement (et dans plusieurs langues) ce que nous pouvons offrir et comment nous travaillons. Nous avons invité les initiatives de quartier à des discussions informelles pour faire connaissance et avons même pris des dispositions pour rencontrer le prêtre local. Nous voulons désespérément mieux connaître le quartier. Nous voulons nous ouvrir à la communauté. Nous voulons faire partie du quartier. Nous voulons travailler sur les problèmes locaux.

De telles déclarations reprennent des tropes qui informent et établissent l'horizon de nombreuses pratiques contemporaines, artistiques, architecturales et de design : la communauté, le local, le quartier, l'arrondissement. Ces termes, tirés de l'arsenal de la pratique du design socialement engagé, soulignent le fait que les valeurs et les critères qui définissent le design contemporain ne sont pas tant la profession, l'entreprise, l'université, le marché, les désirs des consommateurs ou même les réglementations légales. Ce sont plutôt les petites unités sociales, avec leurs connaissances et leurs expériences quotidiennes de la réalité, qui construisent le cadre de référence contemporain du design. La communauté, le local, le quartier et l'arrondissement assurent un lien avec les univers de vie des gens et permettent de se rapporter (et parfois de supporter) aux expériences quotidiennes.

Dans de nombreuses pratiques de design et d'art socialement engagées, le concept de « communauté » remplace souvent ce que l'on entendait auparavant par le terme « social ». Dans les approches actuelles telles que le design communautaire4, le design dirigé par la communauté5, l'architecture communautaire6, ou le design centré sur la communauté7, la catégorie socio-spatiale de la communauté encadre l'idée d'engagement social et lui permet de devenir pratique. Par opposition au « social », la « communauté » semble donc évoquer des connotations émancipatrices et permettre de les saisir et de les localiser concrètement. Mais l'idée de communauté ne peut pas remplacer la politique du social.

Le retour du social comme non social

L'idée du social - au sens de contrat social, assurance sociale, État social, socialisme, logement social, protection sociale et justice sociale - repose sur la promesse d'une société plus ou moins égale, juste, entière et interconnectée. Cette idée a toutefois été enterrée par les efforts du néolibéralisme pour nous induire en erreur sur le pouvoir effectif des forces individualistes du marché. Une communauté, à l'inverse, est définie sociologiquement comme un groupe de personnes qui partagent une histoire ou une origine ethnique commune, vivent dans une certaine région, cultivent des intérêts communs ou se sentent attachées à des valeurs communes. Alors que la société est un accord historique qui incite à la conformité afin de créer un sentiment d'unité, la communauté se présente souvent comme quelque chose de bien organisé et qui est donné d'avance.

La communauté apparaît souvent comme naturelle, instinctive et allant de soi. La société, à l'inverse, est généralement considérée comme construite, négociée, formée, acceptée et cultivée. L'idée que les communautés sont des formations représentatives de la société est cependant tout aussi construite que les revendications des sociétés nationales ou même internationales. Les familles, par exemple, sont maintenues ensemble par le hasard biologique et les traditions patriarcales. L'amitié est également construite par un amour incontrôlable et des mécanismes brutaux de sélection sociale, des perceptions biaisées et des distinctions de classe. Les collègues sont sélectionnés par les systèmes éducatifs, les hiérarchies, le sexe, les attentes en matière de statut et, surtout, le marché du travail. Les voisins sont produits par le marché immobilier, la date de naissance, les choix spécifiques au milieu et les (re)localisations forcées dues à la pauvreté, à la guerre ou à la crise climatique. Un quartier est créé par des réformes administratives stratégiques, des considérations électorales, des décisions d'urbanisme, la ségrégation socio-spatiale, la gentrification, le marketing urbain ou des souvenirs idéalisés. En bref, les communautés ne sont pas naturelles.

Au cours des dernières décennies, l'idée de communauté a fait l'objet de vastes débats théoriques sur les approches alternatives de l'espace politique au-delà de l'individualisme et de la société structurée par l'État. Contrairement à l'utilisation positive du terme « communauté » dans la conception sociale et d'autres pratiques engagées, ces réflexions partagent l'hypothèse que la communauté n'est pas un réservoir émancipateur donné, mais au contraire un principe qui révèle une grande ambivalence politique et doit être soigneusement déconstruit. Le philosophe Joseph Vogl, par exemple, développe la tendance problématique des communautés à s'isoler et plaide pour une « segmentation » et une « délocalisation » du concept de communauté8. Pour Roberto Esposito, c'est précisément la tendance de la communauté à fonctionner comme un lieu d'identité qui nécessite sa déconstruction permanente afin qu'elle puisse servir d'objectif possible à une politique émancipatrice ; il plaide donc pour une communauté sans propriété, sans caractère essentiel et sans territoire. Une définition en creux fondée sur une obligation partagée9.

Dans le contexte des efforts néolibéraux visant à remplacer la fonction organisationnelle de la politique par le marché, l'appel à des dynamiques locales et communautaires représente non seulement un virage potentiellement essentialiste, mais aussi un autre outil de déréglementation sociale. Le néolibéralisme s'inscrit toujours dans des contextes régionaux ou locaux et s'appuie sur la différence des paramètres institutionnels, sociaux et politiques. Il positionne les communautés localisées par opposition à l'État en tant que lieu dominant de la gouvernance du marché. Ce contextualisme explique comment le « renouveau du local » et de la communauté se produit au moment même « où des transformations supranationales prétendument incontrôlables sont en cours »10. Le passage de la société à la communauté doit être compris comme une technique de gouvernance basée sur l'acceptation et la promotion de groupes de personnes ayant des revenus, une santé, une éducation, un accès à la culture, des préoccupations écologiques et des niveaux de vie différents. L'émergence de la communauté en tant que nouvelle société fait passer l'attention d'un espace social global à des zones de communautés différenciées et gérables.

La propagation de la communauté et la réduction du social dans les domaines de la gestion, du travail, de l'administration et de la planification doivent être interprétées dans le contexte des techniques de pouvoir néolibérales et des arrangements de marché. Dès 1996, le sociologue Nikolas Rose observait un intérêt du marché à définir des groupes de consommateurs partageant des expériences communes, ainsi qu'un intérêt des planificateurs, des pédagogues, de la police et des politiciens à classer les gens en territoires et intérêts afin de mieux les comprendre et les cibler11. Il affirme que « la communauté est devenue une nouvelle spatialisation du gouvernement : hétérogène, plurielle, reliant les individus, les familles et autres dans des assemblées culturelles contestataires d'identités et d'allégeances12 ». Cette nouvelle « gouvernance par la communauté » repose sur le découplage de la protection sociale des stratégies nationales de gouvernance et sur la différenciation entre « ceux qui sont considérés comme des citoyens compétents et ceux qui ne le sont pas ».

L'initiative citoyenne Runder Tisch Hansaplatz milite depuis des années pour des places assises sans consommateur et contre les interventions policières répressives telles que la vidéosurveillance sur la place Hansaplatz. Un procès militant d'un week-end est intervenu dans cette situation conflictuelle pour tenter une nouvelle coexistence. Anna Ulmer, Irini Schwab, Maren Hinze, Tatjana Schwab, Tina Henkel, Runder Tisch Hansaplatz, 2022.
L'initiative citoyenne Runder Tisch Hansaplatz milite depuis des années pour des places assises sans consommateur et contre les interventions policières répressives telles que la vidéosurveillance sur la place Hansaplatz. Un procès militant d'un week-end est intervenu dans cette situation conflictuelle pour tenter une nouvelle coexistence. Anna Ulmer, Irini Schwab, Maren Hinze, Tatjana Schwab, Tina Henkel, Runder Tisch Hansaplatz, 2022.
Le groupe militant de réfugiés Lampedusa in Hamburg nous a demandé de l'aider à se faire entendre devant la gare centrale. Ensemble, nous avons créé un monument performatif pour attirer l'attention sur la tente de Lampedusa et pour offrir une plateforme aux revendications politiques du groupe. Olivia Amon, Sofia Dos Santos, Veronica Andres, Studio Experimentelles Design, Lampedusa in Hamburg Group, 2022.
Le groupe militant de réfugiés Lampedusa in Hamburg nous a demandé de l'aider à se faire entendre devant la gare centrale. Ensemble, nous avons créé un monument performatif pour attirer l'attention sur la tente de Lampedusa et pour offrir une plateforme aux revendications politiques du groupe. Olivia Amon, Sofia Dos Santos, Veronica Andres, Studio Experimentelles Design, Lampedusa in Hamburg Group, 2022.

Selon Rose, la gouvernance par la communauté s'articule autour d'un certain nombre de changements : sur le plan spatial, du terrain de l'État à la localité des différentes communautés ; sur le plan social, de la réglementation et de l'aide sociale à l'implication individuelle et volontaire dans la communauté ; et sur le plan subjectif, des citoyens de l'État aux identités choisies ou données personnellement qui découlent de relations communautaires directes, émotionnelles, tangibles, traditionnelles, spontanées et autres14. Ces phénomènes masquent de manière décisive l'idéologie néolibérale distincte qui consiste à « instrumentaliser les propriétés autonomes des sujets de gouvernement eux-mêmes dans une grande variété de lieux et de localités : entreprises, associations, quartiers, groupes d'intérêt et, bien sûr, communautés »15. Ces changements globaux en matière de gouvernance ont été relayés par les architectes, les urbanistes et les designers. Selon l'historienne et spécialiste des sciences culturelles Christa Kamleithner, les tendances actuelles en matière d'urbanisme s'efforcent activement de différencier l'espace entre voisins et tentent « d'amener les individus, les quartiers et les régions à prendre conscience d'eux-mêmes » en tant que communautés16.

La communauté est une forme de diversité construite, calculable et gouvernable qui permet une gestion plus subtile et une meilleure intégration du marché. C'est une formation intermédiaire qui permet de gouverner l'individu sans le fardeau ou la responsabilité de gérer l'ensemble de la société. « Dissociée en une variété de communautés éthiques et culturelles aux allégeances incompatibles et aux obligations incommensurables », la communauté est l'opposé du social17. Le discours contemporain sur la communauté tend à discréditer la société en tant que sphère de représentation du social, et repousse ainsi hors du champ de vision les questions sociales telles que la pauvreté, l'exclusion, la discrimination, la justice climatique, la dégradation de l'environnement et le racisme. De ce point de vue, la communauté est asociale.

Une perspective stratégiquement partielle

Les communautés ne doivent pas forcément être considérées comme l'antithèse néolibérale de la société. Elles peuvent également être perçues comme une composante pertinente et opérationnelle de celle-ci. Pour Lisa Peattie, anthropologue, cofondatrice dans les années 1960 du groupe pionnier de planification de plaidoyer Urban Planning Aid à Boston, et l'une des précurseurs du mouvement qui est devenu plus tard connu aux États-Unis sous le nom de « Community Design », les communautés étaient à la fois des constructions naïves et stratégiques : des conceptions problématiques, mais nécessaires pour établir, pratiquer et promouvoir une nouvelle pratique de conception politique18. Selon Peattie, avant le design communautaire, les planificateurs de plaidoyer avaient tendance non seulement à simplifier à l'excès les problèmes, mais aussi à homogénéiser les communautés, en négligeant leurs contradictions internes et les multiplicités résultant d'intérêts contradictoires. Ils sous-estimaient aussi souvent le pouvoir politique de leurs propres actions et processus, choisissant les communautés et formulant les sujets de manière autoritaire19. C'est pourquoi Peattie et ses collègues n'oubliaient jamais d'inclure le contexte plus large, c'est-à-dire le contexte social, dans leur conception du soutien à apporter à un quartier.

Dans une perspective similaire, un récent débat entre les jeunes et la gauche radicale en Allemagne s'interroge sur la relation entre la politique et les initiatives locales d'engagement communautaire. Les quartiers berlinois de Wedding, Kreuzberg-Neukölln et Friedrichshain, par exemple, comparent leur approche de la création de communes organisées au niveau du quartier à des modèles politiques d'organisation tels que le système de conseils de la République de Weimar ou la commune kurde du Rojava20. S'appuyant sur des préoccupations concrètes concernant les affaires de leurs communautés respectives, ils soutiennent que les conseils de district devraient être organisés sur une base suprarégionale, avec un mandat et des mécanismes de responsabilité21. Un autre groupe, appelé Kollektiv aus Bremen, soutient que la mise en place de structures de pouvoir et de résistance auto-organisées en réponse aux conflits locaux peut devenir le point de départ de luttes plus larges22. En ce sens, le travail, le logement, la reproduction, la santé, l'éducation et l'alimentation sont des domaines d'action communautaires à partir desquels il est possible de prendre conscience des enjeux quotidiens dans un contexte social plus large23.

Ces militants s'appuient sur les efforts des locataires, des résidents et/ou des travailleurs pour s'organiser concrètement en fonction de leurs propres préoccupations. En ce sens, la communauté, comprise comme une organisation populaire, ne renie pas, mais est motivée par une revendication révolutionnaire de la société dans son ensemble. Les deux groupes soulignent explicitement les limites d'une perspective locale et considèrent la communauté comme un élément stratégique dans une lutte plus large. Le local ou le quartier sont ainsi considérés comme des lieux potentiels de construction d'un contre-pouvoir, dans le but de développer, tester et renforcer les solidarités et les perspectives sociales résistantes  dans les pratiques quotidiennes. Dans ce contexte, la différence entre communauté et social est reconnue, et l'engagement sociopolitique n'est pas réduit au travail communautaire. Au contraire, les défis sociétaux peuvent être abordés à travers des réalités quotidiennes qui peuvent être vécues et façonnées localement, mais qui ont des implications et des connexions plus larges.

Pour les pratiques de design socialement engagées, il est essentiel que les références bien intentionnées à la communauté ne reproduisent pas la segmentation managériale du social. Une perspective politique du design qui s'inspire uniquement des besoins sur place de communautés supposées ignore trop souvent les contextes sous-jacents et les structures de pouvoir qui pourraient ne pas être immédiatement présents ou visibles. Les quartiers locaux peuvent être utiles en tant que sites stratégiques pour l'exploration des problèmes sociaux et pour l'association efficace des processus de design à des protagonistes et des enjeux alternatifs. Cependant, ils ne promettent pas de pertinence sociale. Les expériences et préoccupations individuelles, ainsi que les bouleversements sociétaux plus importants, ne sont pas nécessairement représentés ou vécus, et encore moins traités et façonnés de manière adéquate dans le cadre de la communauté. Cela s'applique en particulier aux questions de justice sociale, dont la demande ne peut se limiter à des espaces fragmentés sur le plan spatial, culturel ou ethnique, et qui présupposent une vision de la société comme un tout plus vaste.

Les catégories spatiales telles que la communauté, le quartier, le local ou le district ne peuvent être activées de manière significative en tant que base stratégique et politique pour le design qu'en dehors d'un cadre essentialiste ou néolibéral. Cette approche bien intentionnée ne peut éviter de devenir asociale que si la communauté n'est plus comprise comme un substitut à la société, mais plutôt comme un corrélat du social. Une perspective partisane du design doit non seulement défendre les intérêts des groupes, mais aussi éviter de considérer leurs arrangements sociaux comme naturels. Le design socialement engagé doit répondre directement aux préoccupations concrètes et aux luttes des groupes, réseaux, districts, classes, initiatives et quartiers, précisément au moment critique de rupture entre la communauté et la société.

1 Le tutoriel en ligne « How to Gestaltungsberatung », développé en 2019 pour l'Université ouverte en ligne de Hambourg, donne un aperçu des méthodes de travail et de l'espace de réflexion de Public Design Support. Voir.

2 Voir par exemple la conférence « The Right to Design » de Henric Benesch et Onkar Kular, dans Parse n° 12 (automne 2020).

3 Voir le site web du projet et les deux ouvrages sur le Public Design Support : Jesko Fezer & Studio Experimentelles Design, éd., Öffentliche Gestaltungsberatung : Public Design Support 2011-2016 (New York, 2016) ; et Jesko Fezer & Studio Experimentelles Design et Claudia Banz, éd., (Comment) voulons-nous (travailler) (ensemble) (en tant que designers (étudiants et voisins) (socialement engagés)) (à l'époque néolibérale) ? Public Design Support 2016-2021 (New York, 2021).

4 Coopdisco et Mathias Heyden, Community Based Design Center (Berlin : Bezirksamt Friedrichshain-Kreuzberg, 2020.

5 Sasha Costanza-Chock, Design Justice: Community-Led Practices to Build the Worlds We Need, (Cambridge, MA : MIT Press, 2020).

6 Voir l'exposition pour laquelle cet essai est destiné : arc en rêve centre d'architecture « Commun, une architecture avec les habitants », du 23 juin au 18 septembre 2022.

7 Don Norman et Eli Spencer, « Community-Based, Human-Centered Design », jnd.org, 2019.

8 Joseph Vogl, « Communal Spaces / Community Places / Common Rooms: De-totalized Forms of Encounter », An Architektur n° 10, (Berlin et New York : An Architektur, octobre 2003).

9 Roberto Esposito, Communitas : The Origin and Destiny of Community (Redwood City : Stanford University Press, 2010).

10 Neil Brenner et Nik Theodore, éd., Spaces of Neoliberalism: Urban Restructuring in North America and Western Europe(Oxford : Wiley-Blackwell, 2003) ; Jesko Fezer, « Design for a Post-Neoliberal City », e-flux Journal n° 17 (juin 2010).

11 Nikolas Rose, « The Death of the Social? Re-figuring the Territory of the Government », Economy and Society, n° 3 (août 1996) : 327-356.

12 Rose, « The Death of the Social? », 327.

13 Ibid.

14 « Le vocabulaire de la communauté implique également une psychologie de l'identification ; en effet, la condition même de possibilité pour qu'une communauté soit imaginée est son existence réelle ou potentielle en tant que pivot de l'identité personnelle. Pourtant, ces lignes d'identification sont configurées différemment. La communauté propose une relation qui semble moins « éloignée », plus « directe », une relation qui ne se produit pas dans l'espace politique « artificiel » de la société, mais dans des matrices d'affinité qui semblent plus naturelles. Les communautés d'une personne ne sont ni plus ni moins que ces réseaux d'allégeance auxquels on s'identifie de manière existentielle, traditionnelle, émotionnelle ou spontanée, apparemment au-delà et au-dessus de toute évaluation calculée de l'intérêt personnel. » Rose, « The Death of the Social? », 334.

15 Rose, « The Death of the Social? », 352.

16 Christa Kamleithner, « Regieren durch Community: Neoliberale Formen der Stadtplanung », dans Governance der Quartiersentwicklung. Theoretische und praktische Zugänge zu neuen Steuerungsformen, éd. Matthias Drilling et Olaf Schnur (Wiesbaden : VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2009), 29-47, 45.

17 Rose, « The Death of the Social? », 353.

18 Le mouvement de planification de la défense des droits des années 1960 qui a émergé parallèlement à cela a transféré ce qui était alors la nouvelle idée de l'organisation communautaire - une forme de soutien actif de quartier telle que développée et inventée par Saul Alinsky - au domaine de la conception et de la planification, en mettant ses compétences et ses ressources au service des groupes locaux. Voir Jesko Fezer, Umstrittene Methoden. Architekturdiskurse der Verwissenschaftlichung, Politisierung und Mitbestimmung in den 1960er Jahren (Hambourg : Adocs, 2022) ; Lisa R. Peattie, « Communities and Interests in Advocacy Planning », Journal of the American Planning Association, n° 2, (1995) : 151-153.

19 Lisa R. Peattie, « Reflections on Advocacy Planning », Journal of the American Institute of Planners, n° 3 (1968) : 80-88.

20 radikale linke berlin, Kiezkommune Wedding, Kiezkommune Kreuzberg-Neukölln, Kiezkommune Friedrichshain, « Das Konzept Kiezkommune: Über Gegenmacht und wie wir sie aufbauen », Kiezkommune Aufbauen.

21 radikale linke berlin et al., « Das Konzept Kiezkommune ».

22 Kollektiv aus Bremen, « Für eine grundlegende Neuausrichtung linksradikaler Politik: Kritik & Perspektiven um Organisierung und revolutionäre Praxis », 2016.

23 Kollektiv aus Bremen, « Für eine grundlegende Neuausrichtung linksradikaler Politik », 37.

L'intégralité de la série In common est disponible sur le site de la revue e-flux

Jesko Fezer

Jesko Fezer est designer. Dans le cadre de diverses collaborations, il s'intéresse à la pertinence sociale et politique du design, tant sur le plan pratique que théorique. En coopération avec l'ifau (Institute for Applied Urban Studies), il réalise des projets d'architecture, il est cofondateur de la librairie Pro qm à Berlin et fait partie du studio d'exposition Kooperative für Darstellungspolitik. Il est coéditeur de la série Bauwelt Fundamente et des Studienhefte für problemorientiertes Design. Jesko Fezer est professeur de design expérimental à l'Université des Beaux-Arts de Hambourg et dirige depuis 2011 le programme Public Design Support, géré par des étudiants.