« Le réel est produit à partir de cellules miniaturisées, de matrices et de mémoires, de modèles de commandement – et il peut être reproduit un nombre indéfini de fois à partir de là. Il n’a plus à être rationnel, puisqu’il ne se mesure plus à quelque instance, idéale ou négative. Il n’est plus qu’opérationnel. En fait, ce n’est plus du réel, puisqu’aucun imaginaire ne l’enveloppe plus. C’est un hyperréel, produit de synthèse irradiant de modèles combinatoires dans un hyperespace sans atmosphère. »
Jean Baudrillard [1]
« Les rues ne mènent plus à l'avenir de la mode ; aujourd'hui, les tendances naissent sur Internet. »
Dean Kissick [2]
Depuis l'année dernière, avec l'introduction de Stable Diffusion, Midjourney et Dall-E, plusieurs programmes informatiques sont disponibles en ligne permettant de produire des images sophistiquées à partir d'une consigne écrite. Les images produites sont détaillées et montrent des formes, des structures et des textures complexes, le tout étant réalisé sans effort. Travailler avec ces programmes est particulièrement amusant, notamment en raison du caractère imprévisible et instantané, ainsi que des combinaisons surprenantes entre le connu et l'inconnu que permettent ces logiciels. Les résultats s'améliorent presque tous les mois, surtout si l’on cherche à évaluer leur capacité à décrire de manière convaincante et détaillée une réalité apparente ou possible. Quoi qu’il en soit, ils permettent de produire de nouvelles sensibilités esthétiques, et peut-être même plus.
Tournant pictural
Les revues en ligne ont surpassé le nombre d'abonnements et de pages vues des revues d'architecture traditionnelles. ArchDaily se targue de ses 285 millions de pages vues par mois, de 17,9 millions de visites mensuelles, de 3,4 millions de fans sur Facebook et de 4,2 millions de followers sur Instagram [3]. Même à leur apogée, les revues imprimées n'atteignaient pas de tels chiffres. Les plus importantes revues d'architecture comptaient entre 30 et 60 000 abonnés, rarement plus, et aujourd'hui, il n'en reste plus beaucoup qui dépassent les 10 000 abonnés. Les nouvelles revues en ligne ont une portée mondiale, tant en termes de contenu que de lecteurs. Qu'il s'agisse de photographies ou de rendus, les images numériques sont dès à présent le moyen privilégié pour communiquer l'architecture. La sophistication de ces images dans la représentation des détails, la netteté, les textures, les conditions météorologiques et les atmosphères est remarquable et extrêmement séduisante, qu’il s’agisse d’un projet réalisé ou pas.
En réaction au caractère lisse de la plupart de ces images, le collage, en tant que technique de communication d'idées architecturales, a fait un retour inattendu. Dès 2013, Pedro Gadanho a organisé l'exposition Cut 'n' Paste: From Architectural Assemblage to Collage City au Museum of Modern Art de New York. S’en est suivi toute une série d'expositions, de publications et de symposiums sur le thème du collage en architecture. Sam Jacob parlait déjà d'un retour en force [4].
Selon lui, le retour du collage est l'équivalent du retour au dessin à la fin du 20e siècle quand les logiciels de rendu l’ont écarté des outils à la disposition des architectes. Ce choix s'inscrit dans la tentative de contrer l'aliénation provoquée par les nouvelles technologies. « La puissance de calcul croissante a été exploitée pour produire des images de rendu – des visions brillantes de projets qui allaient bientôt être construits, généralement sous un ciel bleu, avec des feuilles luxuriantes, et peuplés de groupes de personnages clip-art soignés et souriants, où les bâtiments étincelants apparaissaient avec un éclat poli [5] ».
C'est peut-être vrai, même si le logiciel auquel Jacob fait référence est également de plus en plus utilisé pour produire des fantasmes dystopiques stupéfiants et des commentaires sombres sur notre réalité construite, notamment dans le cadre de l'industrie des effets spéciaux pour la réalisation de films. C'est de là que provenait ce logiciel avant qu'il ne tombe entre les mains d'architectes dans le célèbre « studio sans papier » de l'université de Columbia au début des années quatre-vingt-dix. Ces fantaisies peuvent très bien être considérées comme un équivalent contemporain du dessin et de la peinture. Les mondes architecturaux et urbains dystopiques cinématographiques de Liam Young constituent à cet égard une sorte de retour aux sources.
Par ailleurs, plusieurs architectes italiens ont récemment ressorti la technique du collage pour communiquer sur l'architecture. Les exemples les plus connus sont Carmelo Baglivo, Luca Galofaro et Beniamino Servino, mais d'autres, comme Davide Trabucco, suivent leurs traces [6]. L'un des avantages des collages est qu'ils permettent d'introduire des éléments de représentations photographiques de la réalité, y compris des styles, des matériaux et des textures. Mais le plus grand avantage dans la réalisation d'un collage est sa réalisation rapide. Même si Baglivo, Galofaro et Servino produisent également des livres, ces collages sont d'abord publiés sur des plateformes de médias sociaux comme Facebook et Instagram. Ils prennent souvent la forme de mèmes : des combinaisons d'idées graphiques rapidement remixées avec des textes simples qui fonctionnent dans des discours culturels particuliers. Dans le contexte italien, on peut voir différents auteurs communiquer entre eux par le biais de collages. Le texte joue ici un rôle mineur.
La diffusion
C'est dans ce contexte qu'apparaissent les programmes d'IA qui peuvent générer des images numériques aussi sophistiquées que les photographies, encore plus rapidement que dans le cas d'un collage. Des logiciels comme Stable Diffusion, Midjourney et Dall-E 2, font le travail à votre place, à partir d’un simple texte. Les images apparaissent en moins de 60 secondes, elles sont détaillées et proposent, sans le moindre effort, des formes, des structures, des styles et des textures complexes. Les manifestations « naturelles » – peau, cheveux et verdure – sont générées sans difficulté. Cela ne signifie pas que les logiciels de diffusion sont parfaitement adaptés à la représentation d'une réalité existante. Lorsqu'on essaie de faire le portrait d'une personne ou d'une ville existante, cela ne fonctionne que pour certains exemples bien connus. On peut demander Donald Trump ou Manhattan vu à partir du pont de Brooklyn. Ces portraits comportent souvent des défauts majeurs. Les images de personnes ou de scènes moins connues n'ont souvent qu'une vague ressemblance avec l'original. Les mains et les textes sont particulièrement problématiques, mais le réalisme de Midjourney s'améliore à chaque nouvelle version, puisque l'entreprise travaille avec des ensembles de données de plus en plus vastes. Même si nous parlons d'intelligence artificielle, nous ne devons pas oublier que les modèles actuels de conversion de texte en image, comme d’ailleurs les modèles de diffusion, sont des formes d'« apprentissage automatique ». Ils sont entraînés à partir de vastes ensembles de données d'images légendées, qui ne sont pas utilisées telles quelles. S'y ajoute du brouillage, avec comme effet la destruction des images d'origine. C'est seulement dans un deuxième temps que le bruit est éliminé et que l'image est « reconnue » à partir du matériel sélectionné.
Si nous voulons une représentation réaliste de quelqu'un ou de quelque chose, nous ferons mieux d'aller sur Google Image Search. Nous sommes ici très loin de programmes comme ChatGPT, qui – sous certains aspects – pourraient s'approcher de résultats susceptibles de rivaliser avec Google et Wikipédia et qui, par leur capacité à construire des arguments ou à tenir des conversations, vont même au-delà de leurs prédécesseurs.
En même temps, nous ne devrions pas considérer ces programmes d'IA comme des formes d'intelligence capables de générer quelque chose de vraiment nouveau et inattendu. Leur action consiste surtout à disposer différemment des choses qui existent déjà. Parfois, à la suite d'un accident, quelque chose d'inattendu peut se produire. On dit alors que les programmes hallucinent.
Lorsque l'on travaille avec des modèles de diffusion, on essaie d’envisager des solutions pour contrôler la technologie. Ce n'est pas si simple. Tout tourne autour du « message » : le texte qui met tout en mouvement. Mais ils font plus que cela : les messages-guides encadrent également le résultat et peuvent, dans une certaine mesure, contrôler le contenu et son esthétique. Les « ingénieurs du message » sont déjà très expérimentés dans l'obtention de résultats proches du résultat attendu, et bien au-delà. Des sites web comme PromptHero montrent des exemples et proposent des cours sur la formulation des messages-guides afin d'obtenir des résultats toujours plus parfaits. Quelle que soit la perfection dans ce cas. L’obtention d’images détaillées et réalistes, est plutôt rapide. Ce qui l’est moins, c’est la convergence avec une image que l'on a en tête depuis le début. Mais l'un des aspects les plus amusants de ces recherches pourrait bien être que le modèle produise quelque chose d'inattendu.
Apprendre et désapprendre
Le matériel d'apprentissage définit les nombreux biais des modèles de diffusion. Les ensembles de données sont fournis par des entreprises telles que l'organisation allemande à but non lucratif LAION et l'organisation américaine Common Crawl. Cette dernière collecte 3 milliards de pages Internet par mois. Selon The Guardian, « les chercheurs de LAION ont pris une partie des données de Common Crawl et en ont extrait toutes les images comportant une balise « alt », une ligne de texte destinée à décrire les images sur les pages web. Après un premier tri, les liens vers les images originales et le texte les décrivant sont publiés dans de vastes collections : LAION-5B, publié en mars 2022, contient plus de cinq milliards de paires texte-image. Ces images sont publiques au sens large du terme : toute image publiée sur Internet peut y figurer, avec exactement le genre d'effets étranges auxquels on peut s'attendre [7] ».
Cependant, le matériel pédagogique de Midjourney est clairement axé sur des exemples américains. Puis viennent l'Europe et le reste du monde. Il confirme les préjugés des sociétés occidentales en matière de race et de sexe. Si l'on veut une femme professionnelle ou une personne de couleur dans une image, il faut l'indiquer explicitement dans la demande. Par ailleurs, ces représentations présentent des lacunes importantes. Ce n'est pas sans raison que le premier terme que vous entrez dans Midjourney est « imagine ». L’application produit un monde imaginaire, possible, un monde proto-surréaliste, dont les lois sont celles de la pataphysique d'Alfred Jarry, une physique du possible au-delà de la métaphysique. C'est un monde sans élan moral – hormis les préjugés et la censure introduits par ses réalisateurs. La censure reflète la morale qui domine actuellement aux États-Unis : la violence est autorisée, contrairement à tout terme qui pourrait évoquer l'amour, même s'il s'agit de noms propres. Malgré ces restrictions, l’application reste une source inépuisable de créativité.
En fait, les images qui en résultent sont principalement communiquées sur la toile, opérant comme des mèmes dans les réseaux sociaux. Curieusement, Midjourney est même accessible par l'intermédiaire d'une plateforme sociale, Discord, qui a été développée à l'origine pour les jeux en ligne. Toutes les images produites avec Midjourney apparaissent automatiquement sur Discord. Elles peuvent être téléchargées à d'autres fins à partir de la page d'accueil personnelle de chacun sur Midjourney.com. Sachant qu'elles feront elles-mêmes partie des ensembles de données, cela pourrait produire des biais dont il faut s'inquiéter, comme la façon dont les opinions sur les médias sociaux peuvent se transformer en bulles.
Des yeux aveugles
Les nouveaux logiciels de conversion de texte en image attirent une attention considérable, non seulement dans les revues professionnelles et les universités, mais aussi dans la presse quotidienne. Au moment où j'écris cet essai, il ne se passe pratiquement pas un jour sans qu'un article sur l'intelligence artificielle ne soit publié dans la presse grand public. Il existe probablement d'innombrables autres façons pour l'intelligence artificielle de changer notre monde, certaines évidentes, d'autres cachées, mais c'est le fort impact visuel de Stable Diffusion, Midjourney et Dall-E 2 ainsi que leur facilité d'accès qui incitent à s'y intéresser. Depuis que Le Corbusier a accusé les architectes, il y a cent ans, d'avoir « des yeux qui ne voient pas », ces derniers font de leur mieux pour être les premiers à adopter ces nouvelles technologies. L'aspect visuel est donc primordial. Le Corbusier pensait que les nouvelles technologies changeraient principalement la façon dont les bâtiments seraient organisés et construits, et jusqu’à leur apparence. Ce n'est que bien plus tard que les nouvelles technologies l'ont également contraint à modifier l'organisation de son propre bureau [8]. Aujourd'hui, il semblerait que ce soit l'inverse qui se produit. Les développements de l'informatisation en architecture depuis les années 1990 ont complètement changé toutes les pratiques architecturales, même s'il n'est pas toujours évident de savoir si cela a changé l'apparence de l'architecture – sauf dans les cas de ces architectes qui ont consciemment introduit l'informatique dès la première partie du processus de conception. Bien qu'il y ait des exceptions très appréciées, le conservatisme inhérent à l'industrie du bâtiment ralentit encore la réalisation de tels projets. En outre, la conception de tels projets représente encore une quantité de travail appréciable pour des architectes qualifiés. L'introduction de logiciels qui génèrent dès le départ des images sophistiquées de projets architecturaux incite les architectes à spéculer sur l'impact possible de l'IA sur leur travail afin de suivre l'évolution de la situation. Il reste encore quelques problèmes à résoudre pour obtenir les résultats attendus par les architectes, notamment l'impossibilité actuelle de relier l'imagerie aux plans et aux coupes. De même, il n'est pas encore possible d'insérer le projet généré par l'IA dans une situation concrète. Il y a et il y aura sans doute des solutions pour cela. La crainte que l'IA ne supprime du travail et ne rende de nombreuses personnes superflues semble se dissiper.
Messages-guides
Un des aspects les plus fascinants des logiciels de conversion de texte en image est l’interaction entre les deux. Le message peut varier en longueur. C'est une commande qui génère l'image, et non plus la description d'une image déjà présente. Des phénomènes similaires jouent un rôle dans l'illustration et dans l'art conceptuel. Bien sûr, les illustrations d'un texte scientifique ou d'un manuel sont censées être aussi précises que possible, mais celles qui sont faites pour un article de journal, des livres pour enfants ou des bandes dessinées sont beaucoup plus ouvertes à l'interprétation personnelle de l'artiste. C'est l'un des domaines les plus prometteurs dans lesquels les logiciels de conversion de texte en image peuvent trouver une utilisation. Les dessins animés et les caricatures, qui exagèrent une situation donnée, sont aussi des options.
Dans le domaine de l'art, le titre et la description sont généralement ajoutés après la réalisation de l'œuvre. L'idée étant que l'œuvre visuelle parle d'elle-même – même si ce n'est pas toujours le cas. À partir de la fin du XIXe siècle et surtout au XXe siècle, le titre et les textes plus longs relatifs à l'œuvre visuelle ont pris de l'importance. Dans l'art conceptuel, la relation complexe entre l'image et le texte est devenue une question récurrente. Cela était déjà manifeste dans l'œuvre de Marcel Duchamp, qui a modifié la signification d'objets quotidiens en les plaçant dans un contexte artistique et en leur donnant un titre, souvent sous la forme d'un jeu de mots. La Boîte verte de Duchamp, datant de 1934, est déjà plus ambivalente, car elle contient des notes et des esquisses relatives à son opus magnum La mariée mise à nu par ses célibataires, ou encore Grand verre, sur lequel il a travaillé entre 1915 et 1923. Certaines notes et esquisses de la Boîte verte anticipent des parties du Grand Verre, d'autres sont des fac-similés, d'autres encore décrivent ou dépeignent des parties du Grand Verre qui n'ont jamais été réalisées, d'autres enfin se rapportent à des œuvres antérieures et inscrivent ainsi le Grand Verre dans un univers encore plus vaste. La combinaison du Grand Verre (qui est resté inachevé et a été accidentellement brisé) et de la Boîte verte produit un monde complexe d'idées, ouvert à différentes interprétations. Mais Duchamp collectionnait aussi ses jeux de mots comme des œuvres à part entière. Il les publiait et en enregistrait une version parlée, déclenchant ainsi l'imagination du public d'une autre manière. Dans les années soixante et soixante-dix, des artistes aussi différents que Joseph Kosuth, Robert Barry, Lawrence Weiner, Marcel Broothaers, Sol Lewitt, Joseph Beuys et bien d'autres ont produit des œuvres qui consistaient soit simplement en des textes, soit en des textes au moyen desquels quelqu'un d'autre pouvait réaliser une œuvre - peut-être même dans des contextes différents.
Dans son livre The Second Digital Turn, Mario Carpo nous rappelle qu'avant la Renaissance, « le principal moyen d'enregistrement et de transmission des données visuelles était verbal, et non visuel : les images étaient décrites à l'aide de mots ; les mots écrits étaient conservés dans l'espace / temps, pas les images ». Et il se réfère à Isidore de Séville, qui incarnait l'ancienne méfiance à l'égard de toutes les formes de communication visuelle et déclarait que « les images sont toujours trompeuses, jamais fiables et jamais conformes à la réalité [9] ». S'il est vrai que, comme l'écrit Carpo, « la progression rapide des technologies numériques contemporaines au cours des trente dernières années, d'une certaine oralité vers un stade visuel, puis spatial, soit de nature à reconduire, dans une chronologie télescopée, le développement des technologies culturelles occidentales », alors bon nombre de ces questions seront progressivement résolues.
De mes propres expériences, j'observe qu'il est possible de faire croire à certaines personnes que les résultats publiés sur Facebook ou Instagram sont des photos. Par exemple, il y a une série dans laquelle j'ai incité Midjourney à générer des versions jeunes d'architectes célèbres, avec des attributs qui sont à moitié liés à certains récits familiers qui leur sont associés. Bien entendu, la plupart des gens ne savent pas à quoi ressemblaient ces personnalités lorsqu'elles étaient jeunes. Néanmoins, nombreux sont ceux qui acceptent la suggestion. La plupart du temps, on n'y trouve que de vagues allusions aux personnes réelles, comme s’il s’agissait d’un portrait actuel ou intemporel. Le jeune portrait « jeune » est plus accepté lorsqu'il est photoréaliste, puisque la plupart avaient une apparence différente lorsqu'ils étaient jeunes. Inversement, je remarque que l’on doute des photos réelles lorsqu’elles sont affichées après les images de Midjourney. C'est compréhensible, car beaucoup de ces images ont été retouchées avant d'être affichées ou imprimées. Cela anticipe certains des préjugés esthétiques de Midjourney et nous prépare à les accepter.
L'acceptation est en grande partie liée à la rapidité et la superficialité de ces médias, avec les descriptions textuelles, et surtout avec ce que les gens veulent voir ou accepter comme vrai. Le rôle des descriptions est ici central : elles ne sont pas ajoutées ultérieurement, mais elles sont à l'origine des images. De cette manière, elles nous poussent également à considérer les images comme des réalisations de ces consignes. En même temps, Midjourney montre clairement que tout ne doit pas être compris comme un texte et qu'un résumé linguistique d'une réalité ou d'une idée est toujours une simplification. Les images sont beaucoup plus riches en informations que les messages.
Plaisirs coupables
La tromperie et le manque de fiabilité des images de Midjourney sont également inhérents à l'essence même des modèles de diffusion. Ils se nourrissent d'Internet et l'alimentent en retour dans un processus incestueux. Tout n'est que simulacre et simulations, comme le dirait Jean Baudrillard. Ce dernier écrivait déjà en 1994 que « l'abstraction n'est plus celle de la carte, du double, du miroir ou du concept. La simulation n'est plus celle d'un territoire, d'un être référentiel, d'une substance. Elle est la génération par les modèles d'un réel sans origine ni réalité : hyperréel [10] ».
Dans le cas des logiciels de conversion de texte en image, il peut y avoir des millions, voire des milliards d'origines à l'image produite, mais celles-ci sont toutes brouillées et déconstruites. Baudrillard définit les phases successives de l'image comme étant d'abord le reflet d'une réalité profonde, ensuite le masquage et la dénaturation de l'image, puis le masquage et la dénaturation d'une réalité profonde, enfin le masquage de l'absence d'une réalité profonde et enfin la phase où l'image n'a plus aucun rapport avec quelque réalité que ce soit et devient son propre et pur simulacre. C'est manifestement le stade que nous avons atteint aujourd'hui.
La grande majorité des images générées par les nouveaux programmes d'IA appartiennent indubitablement aux catégories de l'imaginaire, de la science-fiction et de l'horreur, y compris les couleurs psychédéliques affolantes qui les accompagnent. Il s’agit là de domaines qui, traditionnellement, sont déjà constitués d'un mélange de réalisme exagéré, de références historiques et de non-sens. Comme l'écrivait déjà Roland Barthes à propos des Martiens, toute la psychose repose sur le mythe de l'identique et du double [11]. Midjourney y répond largement. La force de Midjourney, son incroyable richesse de détails et de textures, devient ici aussi une faiblesse. Les images générées deviennent inévitablement kitsch, précisément à cause de l'abondance de clichés, de détails, de textures et d'ambiances. Or, selon Umberto Eco, le kitsch est « la nourriture idéale pour un public indolent qui veut accéder à la beauté et en jouir sans avoir à faire trop d'efforts [12] »
Cela signifie-t-il que Midjourney est fondamentalement inutile ? Au contraire. Nous n'en sommes qu'au début, même si, comme son nom semble l'insinuer, nous serions au milieu du voyage. Et ce voyage est aussi fascinant que dangereux. La meilleure chose à faire, au lieu de concevoir des Martiens, est d'entrer dans ce monde comme si nous étions des Martiens nous-mêmes, sur une planète étrangère sur laquelle nous essayerions de nous débrouiller en toute innocence. Je suppose que beaucoup de ceux qui aiment travailler avec Midjourney savent qu'il s'agit d'un monde hyperréaliste de simulacres et dont une grande partie de la production relève du kitsch. Ils considèrent ce décalage comme un plaisir coupable, en d'autres termes : comme une forme de Camp.
Selon Susan Sontag, le camp est un style ironique, théâtral et exagéré, caractérisé par l'amour du contre-nature, de l'artifice et de l'artificiel. Elle affirme que le camp est une façon de voir les choses qui va au-delà du simple style ou du goût et qu'il implique un certain degré d'esthétisme et de frivolité. Elle note également que le camp est étroitement lié au concept de « mauvais goût » et qu'il implique souvent une appréciation des choses qui sont traditionnellement considérées comme basses ou vulgaires. En fait, bon nombre des exemples de camp que Sontag donne dans son célèbre essai pourraient être des exemples tirés de Midjourney. Dans la version 3, les résultats combinent souvent un style de peinture impressionniste datant des environs de 1900 avec une préférence pour les formes de type Art nouveau. Sontag qualifie l'Art nouveau de style le plus typique et le plus abouti du camp. « Les objets Art nouveau transforment typiquement une chose en une autre : les luminaires en forme de plantes à fleurs, le salon qui est en réalité une grotte. Un exemple remarquable : les entrées du métro parisien conçues par Hector Guimard à la fin des années 1890 en forme de tiges d'orchidées en fonte » [13]. Sontag soutient que le style camp est souvent plus efficace lorsqu'il s'approprie des éléments de la basse culture, les transformant en quelque chose qui est à la fois ridicule et sublime. Dans la plupart des cas, c'est exactement ce que font les modèles de diffusion. Sontag voit également dans le camp un mode de production culturelle à la fois festif et critique, une manière d'embrasser et de se délecter de l'absurdité et de l'excès de la vie moderne tout en exposant simultanément l'artifice et l'artificialité qui la sous-tendent.
L'impact énorme des modèles texte-image changera probablement les sensibilités esthétiques dans l'architecture et le design. Et peut-être qu'un jour, la conception avec ces nouveaux logiciels déroutants infusés par l'IA pourra être projetée dans la réalité. Après tout, au début des années 1990, lorsque les logiciels d'effets spéciaux tels que Maya ne fonctionnaient que sur des machines Silicon Graphics extrêmement coûteuses, ce qui est aujourd'hui considéré comme normal n'aurait pas pu se faire instantanément. Et cette évolution s'accélère. « Les rues ne mènent plus à l'avenir de la mode ; aujourd'hui, les tendances naissent sur Internet », écrivait Dean Kissick dans le magazine de mode i-D. Il en sera de même pour l'architecture, le design et probablement l'ensemble de la culture visuelle [14].
Ce texte a été initialement rédigé pour le livre Diffusions in Architecture, édité par Matias del Campo et publié par Wiley en 2024. De légères mises à jour ont été effectuées pour la publication dans Daidalos 23/24, 2024.
[1] Baudrillard, Jean. 1981. Simulacres et simulation. Paris. Galilée, p 235.
[2] Kissick, Dean. Didn't I see you on the cover of i-D?, i-D 326, Pre-Fall 2013, The Street Issue.
[3] ArchDaily : https://www.archdaily.com/content/about?ad_source=jvheader&ad_name=hamburger_menu
[4] Jacob, Sam. Architecture Enters the Age of Post-Digital Drawing, Metropolis, http://www.metropolismag.com/architecture/architecture-enters-age-post-digital-drawing/
[5] Ibid.
[6] Tommaso Ferrando, Davide ; Lootsma, Bart ; Trakulyingcharoen, Kanokwan. Italian Collage, Lettera Ventidue, Siracusa, 2020.
[7] Bridle, James. The stupidity of AI, The Guardian, 20230316, https://www.theguardian.com/technology/2023/mar/16/the-stupidity-of-ai-artificial-intelligence-dall-e-chatgpt?fbclid=IwAR3uIea7PVtxFIwqU-bTK8guAWrVJTpD6WbiByn8qo5wy_KK14k88Hnn1Ns
[8] Michels, Karen. Der Sinn der Unordnung. Arbeitsformen im Atelier Le Corbusier, Vieweg, Braunschweig/Wiesbaden, 1989.
[9] Carpo, Mario. The Second Diigital Turn, Design Beyond Intelligence, MIT Press, Cambridge (Mass.)/Londres, 2017. Pp. 102-103.
[10] Baudrillard, Jean. 1981. Simulacres et simulation. Paris. Galilée.
[11] Barthes, Roland. Martiens, Mythologie, Éditions du Seuil, 1957.
[12] Eco, Umberto. Die Struktur des schlechten Geschmacks, in : Im Labyrinth der Vernunft, Texte Über Kunst und Zeichen, Reklam, Leipzig, 1990. P. 246.
[13] Sontag, Susan. Notes on Camp, in : Against Interpretation and other essays, Farrar, Straus & Giroux, New York, 1966. P. 279.
[14] Kissick, Dean. Didn't I see you on the cover of i-D?, i-D 326, Pre-Fall 2013, The Street Issue.