exploration
  • Dis­pensé d’af­fran­chis­se­ment

  • Patrick Bouchain

Patrick bouchain
Patrick bouchain

« L’enfant qui compose un texte le sent naître sous sa main; il lui donne une nouvelle vie, il le fait sien. Il n’y a désormais plus d’intermédiaire dans le processus qui conduit de la pensée ébauchée, puis exprimée, au journal qu’on postera pour les correspondants. Tous les échelons y sont : écriture, mise au point collective, composition, illustration, disposition sur la presse, encrage, tirage, groupage, agrafage. C’est justement cette continuité artisanale qui constitue l’essentiel de la portée pédagogique de l’imprimerie à l’école. Elle corrige ce qu’a d’irrationnel en éducation cette croyance que d’autres peuvent créer pour nous notre propre culture. »1

Dans les années 1920, inspiré par Ovide Decroly en Belgique, le pédagogue Célestin Freinet instaure en France le « journal scolaire » : conçu, écrit, réalisé et diffusé par les élèves dès les petites classes, devenant la base d’une correspondance interscolaire à travers le territoire. Dans l’effort de relance de la presse après-guerre, l’Etat dispense d’affranchissement les journaux, favorisant indirectement le développement de ce type d’échanges. Pour réaliser le journal, les enfants se transforment en enquêteurs du quotidien, tout sujet devenant source d’enseignement par l’impératif de sa transmission.

Si cette pratique témoigne des vertus du projet dans l’apprentissage, elle affirme aussi la nécessaire appropriation des savoirs : il n’y a pas de savoir sans auteur de ce savoir. Pas de manuel sans écrivain. Fut un temps où les enseignants d’histoire géographie étaient eux-mêmes auteurs de leurs livres d’histoires – pratique courante depuis 1919 et encore aujourd’hui dans la pédagogie Steiner-Waldorf. L’enseignement donnait alors lieu à des rééditions corrigées, dans une dialectique émancipatrice du maître ignorant2 acceptant que toute connaissance soit construite, critiquable, interprétable, appropriable. « ­Toute connaissance est à la fois une traduction et une interprétation du réel. […] Nous sommes condamnés à l’interprétation­ », avance Edgar Morin3. Contre l’idéologie dominante du savoir immuable, cette fabrique de petits auteurs permanents de leurs propres connaissances déploie une autre école. «La connaissance se conquiert et la science se fait.»4 Tel sera le principe d’une école de maison d’édition. Une école d’auteurs: petits et grands.

Si l’on imagine que tout enseignement préexiste dans le milieu culturel, l’école pourrait n’assurer que les conditions de leur expérimentation. Dans The School and Society5, John Dewey s’étonne que l’on regarde la formation pour devenir enseignant comme ressortissant à la culture tandis que celle qui conduit aux professions de mécanicien, de marchand, de médecin est considérée comme de la formation professionnelle. En quoi la médecine, l’agriculture, la mécanique seraient moins « culturelles » que les savoirs de l’esprit ? Tout travail quotidien ne recèle-t-il pas sa dose de signification humaine et sociétale ? Comme la culture, l’école est peut-être partout. Peut-on racommoder la plaie béante entre les normes scolaires et le milieu familial, l’histoire personnelle, la vie sociale, commune et quotidienne ? Peut-on encore rêver une école où la base des enseignements serait le modelage de cette «substance d’intelligence et de rêve de la société » que Michel de Certeau appelle culture ?6 Où l’on serait soi-même auteur des savoirs ? Une pédagogie de l’expérimentation est à mettre en œuvre, pour réconcilier l’école et la vie. Une classe unique, célébrant l’apprentissage permanent par l’habitat, l’agriculture et la vie collective, par un pragmatisme formateur et autonomisant.

Au lendemain des élections de mai 68, Edgar Faure, ministre de l’Éducation, dénonçait déjà dans un discours à l’Assemblée nationale « un système qui encombre les têtes de connaissances, par application de l’idée absurde que la culture consiste à tout apprendre puis à tout oublier ». Cette pédagogie verticale de l’éducation ne peut plus durer. « On sait ce qu’il faut faire depuis un siècle »7: alors, tentons l’expérience ! Puisqu’on a tous expérimenté l’enfance, faisons un essai, et ouvrons nous nous-mêmes à la critique. Testons un enseignement sans enseigne, nourrissons-nous des expériences passées, mettons à profit la rareté d’un tel potentiel : une école du possible, affranchie. Un laboratoire expérimental et constructif inspiré de la vie elle-même. Un chantier de futurs auteurs, lieu inattendu de rencontres et d’émotions, fourmillant de mains qui pensent, et de têtes qui réalisent.

L’école Domaine du possible, inaugurée en septembre 2015 à Arles, constitue une tentative inédite d’établir un enseignement scolaire fondé sur le désir inhérent chez l’enfant d’apprendre et de découvrir. Une école ouverte sur l’environnement, où les enseignants prennent le temps d’expérimenter pour extraire des enfants le savoir qu’ils cherchent à leur inculquer. arc en rêve propose un des textes fondateurs de ce projet visionnaire, publié dans l’ouvrage consacré au projet, aux éditions Actes Sud.

  1. Célestin Freinet, Le journal scolaire, Editions de l’École moderne Française, 1967, p. 25.

  2. Jacques Rancière, Le maître ignorant, Fayard, 1987, et Le spectateur émancipé, La Fabrique, 2008.

  3. Edgar Morin, Enseigner à vivre, manifeste pour changer l’éducation, Actes Sud, collection Domaine du possible, 2014, p. 16.

  4. Célestin Freinet, Le journal scolaire, op.cit., p. 94.

  5. John Dewey, The School and Society, 1899.

  6. Michel de Certeau, La culture au pluriel, Christian Bourgeois Éditeur, 1993.

  7. Antoine Prost, Le Monde Culture&Idées, 30 août 2014.

Patrick Bouchain

Patrick Bouchain, né le 31 mai 1945 à Paris (Seine), est un architecte, urbaniste, maître d’œuvre et scénographe français. Il a pratiqué avec l’agence Construire, qu’il a fondée en 1986, une architecture « HQH » (« Haute Qualité Humaine »). C’est un pionnier du réaménagement de lieux industriels en espaces culturels (le Lieu Unique à Nantes, la Condition publique à Roubaix, le Channel à Calais…). À Boulogne-sur-Mer, Tourcoing… Il sauve des maisons de la démolition lors d’opérations de réhabilitation.Il a été le président de la Société Coopérative d’Intérêt Collectif la Friche la Belle de Mai de sa création en 2008 jusqu’en 2013. Militant d’une méthode collaborative avec les habitants, ouvriers, architectes, permettant de définir une action collective, il reçoit en 2019 le Grand prix de l’urbanisme.