
Dispositif
« C’est la carte préhistorique de la Gironde ! », s’exclament les enfants.
Ils sont vingt-six autour du dispositif plateau-territoire que nous présentons dans l’exposition Nouvelles saisons, autoportraits d’un territoire à arc en rêve. Nous venons de lever les yeux pour nous concentrer sur cet objet projeté au mur. Les enfants viennent de l’Entre-deux-Mers girondin, de Saint-Laurent-du-Bois et de Sauveterre-de-Guyenne. En 2023, nous avions animé avec eux deux ateliers d’architecture et paysage en travaillant sur un projet de logements collectifs.
Une heure avant cette remarque, nous étions réunis autour d’un plateau en bois étrangement découpé et légèrement décollé du sol afin de pouvoir s’accroupir et se réunir en cercle. Une ligne droite incisée dans celui-ci nous permettait d’orienter le dispositif dans l’espace en cherchant le nord. Deux croix noires signalaient exactement la position de deux lieux. Les enfants ont reconnu quelques images et objets posés : une carte postale, la maquette du projet, les façades de maisons de leur village. Le plateau devenait petit à petit une géographie familière, une carte-territoire à l’échelle 1 : 50 000. Maintenant, derrière ce découpage déchiqueté, on pouvait reconnaître ensemble la ligne droite de la côte Atlantique, la grande plage de sable, la forme en entonnoir du bassin d’Arcachon et même l’amorce de l’embouchure de la Gironde.
Le plateau-territoire a un aspect terreux. Les habitants de la Gironde reconnaîtront la couleur de la Garonne, qui résulte de la rencontre progressive de l’eau douce avec l’eau salée de l’océan et de la réaction au sel des fines particules d’argile en suspension. C’est la couleur des limons. La Garonne prend sa source dans les pentes de l’Aneto (3.404 mètres) le plus haut sommet des Pyrénées, à 500 km de Bordeaux. Les limons sont le dernier stade d’érosion des roches pyrénéennes à l’approche de l’océan, un processus géologique à l’échelle de l’histoire de la Terre.
Le récit s’emballe, les échelles se télescopent. L’imaginaire devient connaissance et la connaissance imaginaire.
Sources et ressources
L’architecte Carles Oliver (IBAVI1) parle de l’architecture comme d’une « carte des ressources ». Selon lui, produire une architecture écologique de nos jours, c’est-à-dire une architecture éthique vis-à-vis des enjeux environnementaux de nos sociétés industrielles ne peut se faire qu’à partir d’une sensibilité accrue en termes de ressources. Ce qui passe par se questionner sur l’origine des matières et des matériaux, s’intéresser aux procédés de fabrication et aux processus de transformation pour aboutir aux produits de construction, localiser où et comment sont fabriqués les composants de l’objet bâti. Cette exigence devient un devoir de connaissance et de conscience afin de mieux ancrer la question de l’acte de bâtir dans son sens écologique.
Connaissances et imaginaires se révèlent intimement liés. Dès lors, il faut bien comprendre les termes de sources et ressources tantôt en nous renvoyant aux matières et aux matériaux concrets (exploités, transformés, quantifiés, assemblés), tantôt en envisageant les imaginaires exprimés ou inspirants : ressources imaginatives, sources d’inspiration et de connaissance.
C’est ce double sens qui nous intéresse : sources et ressources matérielles, sources et ressources des savoirs et des imaginations.
Boussole
Cette carte Inuit accompagne notre travail à l’Atelier Provisoire depuis plus de vingt ans. La première fois que nous l’avons rencontrée, c’était dans Hummocks2 du géographe, ethnologue et explorateur du Grand Nord Jean Malaurie. Cet objet onirique nous avait permis d’imaginer et de résoudre un projet d’école et de cour de récréation. Cette carte réelle et l’imaginaire qu’elle déploie nous échappent autant qu’ils nous captivent. Quelle est l’échelle de ce « territoire » ?
À l’évidence, les dessins que l’on voit retracent les liens profonds d’une société humaine avec un milieu et ses habitants au sens large : animaux marins, terrestres, traits de côte, reliefs, navires, scènes de chasse, migrations, ossements, architectures, rituels… Une carte de connaissances et de repères. Toute une société millénaire imagée ainsi sans échelle de temps ni d’espace. Mais on pourrait dire aussi, a contrario, qu’il s’agit d’une carte parfaitement à l’échelle puisque le support sur lequel elle est représentée est une peau de phoque. La taille de l’animal est réelle, ce qui en découle est en quelques sorte une carte à l’échelle 1:1.
Le phoque occupe le centre de la vie collective dans les civilisations circumpolaires. À lui seul, il symbolise ces sociétés qui se sont développées en étroite symbiose avec leur milieu. En ce sens, cette carte est une représentation exacte de cette « civilisation du phoque ». Il s’agit d’une représentation hybride qui regroupe, à elle seule, l’échelle du réel et le hors échelle de l’imaginaire.
Cette carte est aussi, pour nous, une leçon d’architecture permanente, un repère qui nous aide à clarifier les enjeux de l’objet architectural mais également à orienter et nourrir le processus de conception lui-même. Sur quoi fonde-t-on l’acte du projet ? Quels sont les liens aux lieux que nous cherchons ? Quels sont les éléments de résolution convoqués et leurs significations ? Quels imaginaires, quelles sources d’inspiration ?
Emprunts et restitutions, accords et raccords, récits, compositions, s’occuper des lieux en tant que lieux occupés, fabula in situ sont autant de termes qui balisent notre méthode de travail. L‘architecture que nous poursuivons se veut être au plus près de et la plus attentive possible de l’observation du réel, en dépit de la convocation d’outils de virtualisation numérisée de celui-ci. Nous cherchons et apprenons plus de la complexité du vivant et du quotidien en termes de compositions et de rencontres que de l’efficacité simplificatrice du découpage rationnel des savoirs et des objectifs technico-rationnels. Nous préférons l’harmonisation des contraires à l’addition de ratios aveuglés par leur précision. Dès lors, comment faire ?
Cette carte, qui parle d’un territoire et d’une culture situés, est aussi pour nous une sorte de boussole. Une figure tutélaire qui nous aide à orienter notre méthode de projet au-delà des contraintes programmatiques et des objectifs normalisés. À la fois une direction et une éthique exigeant de nous de ne pas perdre de vue l’écoute des lieux. Et, toujours, tenter de produire des formes architecturales capables de tisser des liens profonds avec les devenirs et les imaginaires situés.

1 Instituto Balear de la Vivienda, institut du logement des îles Baléares.
2 Hummocks I et II, Paris : Plon, 1999. Un hummock est une accumulation de plaques de glace se chevauchant sur une banquise.