Alors qu’en Europe, l’extrême droite allemande renouvelle sa critique du Bauhaus au profit d’un retour à la tradition, aux États-Unis, l’un des premiers décrets de Donald Trump concerne les bâtiments publics dont l’architecture doit être « traditionnelle, régionale et classique ». Au-delà de l’ambiance réactionnaire, ce regain d’intérêt pour la forme architecturale questionne violemment notre relation à l’objet et repose la question d’une pensée qui se fonderait moins sur la subjectivité de l’interprétation que sur l’objectivité du construit.

Ces deux positions récentes s’appuient sur la symbolique de l’objet : l’architecture fait signe. Plus que la forme, elles critiquent avant tout la discipline (comme a pu le subir le Bauhaus dans les années 1930) et la dimension « intellectuelle » d’une architecture qui serait pensée par les élites et imposées aux masses. Si ce populisme toujours plus important tire profit de réseaux où l’avis et le commentaire ont supplanté la critique, peut-être devrions- nous questionner notre relation à la production alors même que la pensée contemporaine continue à dissocier, notamment dans l’échelle sociale, les métiers dits « intellectuels » et les métiers dits « manuels » ? Au-delà de l’architecture, cette dissociation du faire et de la pensée nous empêche d’un côté d’envisager la fabrication comme un acte signifiant et de l’autre, sème le terreau d’une société clivée et hiérarchisée entre les producteurs et les autres en laissant un terrain fertile pour l’extrême droite.



Pourtant, l’objectivation d’une pensée complexe autour de la matière assemblée n’est pas nouvelle. En France, Gilbert Simondon l’a théorisée dès 1958 avec la première édition du livre Du mode d’existence des objets techniques, travail sur lequel se sont appuyés Gilles Deleuze, par exemple dans le développement de l’idée de machines (notamment dans Différence et répétition), et Jean Baudrillard dans Le système des objets, deux ouvrages publiés en 1968. De manière encore plus radicale, François Dagognet y travaillera entre les années 1970 et 2000 : « Il faut donc opérer une véritable révolution, en s’apercevant que c’est du côté des objets que se trouve l’esprit, bien plus que du côté du sujet.1 » Évidence intellectuelle d’une part et proposition révolutionnaire de l’autre : ne faut-il pas remettre en cause la manière dont la production et la construction (agricole, artisanale, architecturale…) peuvent être considérées non comme simples territoires d’études pour chercheurs mais comme objets de recherche à part entière ? Autrement dit, comment repenser l’acte de faire comme un acte intellectuel, considéré pour son intérêt culturel, d’une part, et pour tenter de réduire cette distinction sociale entre produire et penser, d’autre part.



Entre 1974 et 1984, Annick Pardailhé-Galabrun, ingénieure au CNRS, a réalisé avec les étudiants de Paris IV, dans le cadre du séminaire de Pierre Chaumu, « La révolution des objets. Le Paris des inventaires après-décès (XVIIe–XVIIIe siècles) ». Cette immense collecte a assemblé « 50 000 pages d’archives notariales analysées, 110 études (sur 122) scrutées, une maison sur dix visitée (Paris compte 25 000 maisons environ à la veille de la Révolution). Au total, 2.783 inventaires après-décès ont été étudiés entre 1600 et 1790, à partir de fiches-type de dépouillement en 9 volets, répondant au contenu de l’acte et à une problématique homogène d’enquête.2 » Ce travail d’inventaire a produit une représentation concrète et objective du Paris pré-révolutionnaire, tant dans son architecture, son économie que dans ses modes de vie, publié dans l’ouvrage d’Annick Pardailhé-Galabrun, La naissance de l’intime, paru en 1988 aux Presses Universitaires de France.
Ce que démontre ce travail presqu’archéologique, c’est l’évidente capacité de l’objet et des constructions à raconter notre monde. Ce mode de pensée remet en cause l’approche subjective occidentale dominante en renonçant « au culte du moi seul » et en se tournant vers l’objet et les conditions matérielles de l’existence afin de comprendre le sujet. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si François Dagognet n’était pas « juste » philosophe mais aussi médecin lorsqu’il a développé cette hypothèse d’une compréhension du monde par la matière3 et une pensée objective et de « rematérialisation4 » de la culture.



Malgré le certain oubli de cette proposition radicale qui questionne sérieusement la validité du récit humain et social pour représenter une situation, il apparaît aujourd’hui essentiel de réintroduire cette objectivation du monde ainsi que les compétences matérielles et scientifiques (artisanales, constructives, agricoles…) associées au sein du débat intellectuel.
La question contemporaine de la place du construit et de la production s’impose ainsi peut-être comme une nouvelle nécessité pour répondre à la perte des savoir-faire artisanaux, au dénigrement du travail manuel et à la faiblesse d’une société qui dissocie peu à peu faire et penser.
1. François Dagognet, article paru dans Le Monde du 4 octobre 2015.
2. Joël Cornette, université de Paris I, « La révolution des objets. Le Paris des inventaires après-décès (XVIIe-XVIIIe siècles) », article paru dans la Revue d’histoire moderne & contemporaine, 1989, pp. 476-486.
3. François Dagognet, Pour une théorie générale des formes (1975), Le nombre et le lieu (1984), Rematérialiser (1985) et La subjectivité tome 1 (2004).
4. Jean-Michel Galano, « Dialectique matérielle et rationalité : l’apport de François Dagognet », article paru dans la revue La Pensée 2016/3, n°387, pp. 119-126.