




Sédiments
Lagos est une mégalopole de 24 millions d'habitants, où les héritages de l'esclavage et du colonialisme ont déclenché une grande migration estimée à 2 000 personnes par jour en provenance de toute l'Afrique de l'Ouest. Alors que les infrastructures d'extractivistes - de l'usine ou s’activent des esclaves au mégaport - intensifient le développement le long de la côte, de plus en plus de personnes y sont attirées, sans possibilité de revenir en arrière.
L'expansion rapide de Lagos et l’importance du sable et des sédiments dans la construction de ses infrastructures et de ses écosystèmes sociaux, illustrent ce que l'écrivain Amitav Ghosh appelle le « grand dérèglement ». Il s’agit là d’une tendance mondiale à intensifier les modèles coloniaux d'urbanisation des côtes, alors même qu'elles sont érodées par le changement climatique.1 Après l'eau, le sable est la ressource naturelle la plus consommée dans le monde. Comme l’affirme l’urbaniste Nehal El-Hadi, le sable construit nos mondes, mais notre demande de sable détruit le monde.2 Son apparente abondance la tient à l’écart de la crise impensée de son extraction. Réitéré dans toute la ville, ce processus est illustré de manière spectaculaire par le développement privé d'Eko Atlantic City : un projet immobilier de luxe d'un milliard de dollars qui a conquis plus de dix kilomètres carrés de terre sur l'océan. Construit à l'endroit de la légendaire plage de Bar Beach, le front de mer était l'un des rares espaces publics de cette ville tentaculaire. Espace civique naturel, il est aujourd'hui érodé par la présence de plus en plus faible du port colonial3. En modifiant les circulations sédimentaires, les infrastructures coloniales continuent d'aggraver les catastrophes les unes après les autres.
À Lagos, au fur et à mesure que ce modèle d'expansion urbaine se poursuit, les rivages disparaissent, les lits des rivières sont dévorés et les écosystèmes sont détruits, compromettant les moyens de subsistance des autochtones en raison de la consommation et de la mise en circulation prédatrice des sédiments alluviaux. Cependant, même si les projets de terraformation immobiliers se poursuivent, l'expansion rapide de l'urbain reste tributaire de rapports, d'interactions et d’assemblages à diverses échelles. Des écosystèmes quotidiens, sociaux, écologiques et climatiques que j'appelle « la vie infrastructurelle noire ».
Tous les soirs, bien après le coucher du soleil, lorsque la chaleur de la journée commence à irradier le sol, une flotte de plongeurs quitte Sandbeach, dans la communauté d'Oworonshoki, sur la lagune de Lagos. Dans la nuit noire, trente à quarante embarcations, chacune manœuvrée par un équipage de deux ou trois personnes, se laissent porter par la brise et les courants. Ils dérivent jusqu'à ce qu'ils arrivent à un banc de sable suffisamment proche de la surface pour qu'un plongeur puisse l'atteindre d'un seul souffle. Là, ils jettent l'ancre et se reposent pour la nuit, leurs bateaux serrés les uns contre les autres, avec leurs voiles en guise de couvertures. À l'aube, ces équipages commencent à plonger à la recherche de sable, descendant jusqu'à quatre mètres sous la surface avec des seaux en métal rouillé pour ramener les sédiments. Ils plongent nus pour éviter le poids des vêtements mouillés, sans jamais s'arrêter, jusqu'à ce que leur barge à fond plat soit tellement chargée de sable que les plats-bords dépassent à peine la ligne de flottaison.
Il s'agit d'un travail risqué et ardu. Le prélèvement de sable sur les fonds marins soulève des nuages de sédiments qui cachent des menaces telles que de gros poissons aux dents acérées, des méduses vénéneuses et des débris d'épaves marines. Bravant ces dangers, les plongeurs gagnent jusqu'à quinze dollars par jour - ou plus si le vent permet un second voyage. À Lagos, le sable est classé et réglementé comme un minerai, ce qui fait de ces hommes des mineurs subaquatiques. Cependant, il n'existe pas de syndicat de protection ou de réglementation industrielle, et les plongeurs sont donc des travailleurs indépendants qui couvrent tous leurs frais généraux. En s'appuyant sur le vent et en utilisant des voiles fabriquées à partir de sacs de riz cousus ensemble, les plongeurs de sable réduisent leur consommation d'énergie et leurs coûts.
Les dragueurs de sable mécanisés suivent les plongeurs comme des vautours, repérant les dépôts sédimentaires les plus faciles d'accès pour leurs machines qui aspirent et pompent le sable jusqu'au rivage. Il s'agit d'un processus que l'anthropologue Anna Tsing qualifie de « capitalisme de sauvetage » - un système économique dans lequel la richesse est extraite des processus naturels et humains qui se produisent en dehors des conditions contrôlées par le capitalisme.4
Alors que la flotte de plongeurs de sable retourne sur le rivage, les voiles à l'horizon font écho aux fantômes des galions beaucoup plus grands qui ont dominé le littoral atlantique pendant plus de quatre cents ans, emportant ceux qui allaient bientôt devenir la ressource humaine impensée qui était au cœur de l'infrastructure d'un capitalisme mondial émergent. Aujourd'hui, alors que les voiliers des plongeurs reviennent à terre chargés d'une cargaison de sables alluvionnaires fins qui se déversent dans la lagune depuis l'océan et via de multiples affluents, le schéma du développement d'infrastructures étrangères se répète. Une fois que le sable atteint le rivage, le chargement entre sur le marché comme remblai pour la récupération des terres, ou pour être combiné avec du ciment afin de former des parpaings et du béton pour les faubourgs en expansion.
Plus que le travail caché du capital, les circulations sédimentaires de la lagune révèlent les formes enchevêtrées de vie impensée qui sous-tendent le développement des infrastructures. L'extraction sédimentaire réconduit l'exploitation systémique des vies noires dont dépendent les processus infrastructurels.
Mondes de vie
La lagune de Lagos est le résultat de milliers d'années de sédiments déplacés. Alors que les contre-courants déplacent des milliers de tonnes de sable, les déposant sur des bancs temporaires, l'érosion par les marées forme des ravins, créant des dépressions plus profondes et des vagues plus puissantes. Les bancs de sable accumulent le limon et les débris. Les mangroves et d'autres végétaux commencent à pousser grâce à ce processus naturel de formation des terres.5 Sous l'effet de fortes vagues et d'une dérive continue, le littoral est modelé en un banc de sable. Séparé de l'océan, un espace liminal émerge sous la forme d'une étendue d'eau peu profonde.
Comme le souligne Tiffany Lethabo-King, le lagon est une formation géologique qui nous oblige à prendre conscience de notre interdépendance avec la nature. Comme le pensait Black, c'est "un endroit où l'élan et la vitesse, en tant que vecteurs normaux, sont entravés. C'est un endroit où il faut s'ajuster ... le haut-fond exige de nouveaux pieds, des accords de rythmes incarnés et de nouveaux outils conceptuels pour naviguer sur son terrain".6 Comment les vies infrastructurelles noires, ces mondes cachés de la lagune, empreints de mysticisme, d'écologies singulières et d'histoires sociales, pourraient-ils élargir les possibles vers de nouveaux assemblages et de nouvelles de nouvelles conceptions de l'être humain ?
C'est le lendemain matin de la nuit d’avant. C'est le dernier jour de Slum Party, un festival organisé par mon collaborateur Valu et son équipe qui se tient à l'endroit qu'ils appellent Power Base dans le bas d'Oworonshoki. J'arrive peu après l'aube pour rencontrer M. Koja. Valu s'est arrangé pour que je l'accompagne sur son bateau-mouche en forme de canoë afin de l'enregistrer en train de pêcher selon la méthode traditionnelle de l'Akaja, une technique utilisée dans toute la baie du Bénin. Mme Koja, qui m'a pratiquement adoptée pendant le tournage, me nourrit à nouveau de jeunes tilapias fraîchement frits avec du garri, mélangé à de l'eau et du sucre, et m'apprend des phrases en yoruba, en se moquant de ma prononciation. M. Koja me dit qu'il pêche dans ces eaux depuis plus de soixante ans, et , il n'y a pas un seul endroit des 6 500 kilomètres carrés de la lagune qu'il ne sache pêcher.
Jumie, l'assistante principale de Valu pour Slum Party, ainsi que l'organisatrice du groupe de danse des enfants et la responsable du sport club des mères, est présente pour traduire. Comme Jumie est du voyage aujourd'hui, les filles de M. Koja, Koyin et Janet, veulent aussi venir. Et parce qu'ils s'ennuient et ne peuvent plus dormir, Wisdom et Isaac, les assistants de Valu, décident eux aussi de venir. Avant même que je m'en rende compte, ils sont en train de transporter une énorme boîte à musique dans le bateau de pêche. Alors que nous quittons notre coin d'Oworonshoki, l'afrobeat du titre « Confession » d'Adindu Victor se met en marche :
Ma chérie, veux-tu voler avec moi, inta-nash-an-al
Tu vas m'accompagner pour le vol7
Engagés sur une autoroute aquatique non balisée, notre bateau évolue sur une piste invisible. Notre perspective de la rive ne révèle pas un bidonville, mais une série de villages sur la lagune, qui s'éveillent lentement au jour.
C'est le début de la saison de l'harmattan. Pendant trois mois, les alizés soufflent les sables du Sahara sur la ville. À Lagos, l'harmattan n'est pas aussi spectaculaire qu'au Sahel, mais le léger brouillard poussiéreux remplit suffisamment le ciel pour assombrir le soleil et assécher l'air, offrant ainsi une pause dans l'humidité incessante.
Alors que nous laissons Oworonshoki derrière nous et que le reste de la ville se fond dans le lointain, la lagune modifie notre conscience et notre perception. Nous nous dirigeons vers le nord, loin des eaux plus agitées de la lagune qui se mêlent à l'océan. Devant nous, telle une grande intelligence qui murmure silencieusement, s'étend une plaine liquide incroyablement calme et illimitée. À cet instant, les relations enchevêtrées du spirituel, de l'écologique et du social se clarifient et, lentement, les mondes de vie de la lagune se révèlent.
Les assemblages impensés des mondes de vie de la lagune ouvrent un portail sur la manière dont nous pourrions imaginer le monde autrement, par le biais d'une « reconstruction radicale et d'une décolonisation de ce que signifie être humain ».8 Les assemblages de la vie infrastructurelle noire englobent des relations radicalement ouvertes aux côtés de conceptions indéterminées de l'humain, où coexistent le plus-que-humain, sous la forme d'ancêtres et de possession spirituelle, et l'autre-que-humain, sous la forme de processus naturels. Au-delà de la chair et transcendant l'individu isolé, les assemblages de la vie infrastructurelle noire révèlent le sens d’un consentement à exister en relation.

Refus
En nous connectant à une totalité ontologique, les agencements de la vie infrastructurelle noire sont présents partout dans les espaces où la vie se maintient malgré des obstacles insurmontables9. Cette vie infrastructurelle noire se manifeste aussi bien dans les gestes fugitifs du quotidien au sein des sous-communs10 que dans les expériences lumineuses des existences en errance11.
C'est dans les bidonvilles, partout où l'on trouve un DJ et un système de sonorisation, que les corps se déchaînent, dansant avec l'énergie jeune et frénétique qui accompagne une vie au bord de la catastrophe. Des explosions rythmiques et virtuoses de tension accumulée qui contribuent, comme le rappe l'artiste Wayde basé à Oworo, à « faire en sorte que je sois loin de sapa... que je ne sois pas l'ami de la souffrance ».12 Chargés des esprits de leurs ancêtres, leurs membres inventent l'avenir, créent de nouveaux mouvements, des mouvements queer, des mouvements satiriques, des mouvements politiques et des mouvements d'amour, dans un réseau infrastructurel d'assistance. Ici, dans les « tranchées », comme le décrit Saidiya Hartman, se trouve « un lieu commun urbain où les pauvres se rassemblent, improvisent des formes de vie, expérimentent la liberté et refusent l'existence subalterne qui leur est destinée »13.
La vie infrastructurelle noire des existences dans les « tranchées » ne se réduit pas à une simple assimilation des individus à des infrastructures14. Elle révèle plutôt la manière dont ses agencements d’agents et de corps transcendent cette condition. Leur/notre mouvement excède toujours déjà les limites du soi15. Issus d’espaces jugés inhabitables, ces corps sociaux évoluent au rythme d’une endurance forcée sur des terrains hostiles, et c’est précisément dans ces espaces que naissent les mobilisations poussant la jeunesse à descendre dans la rue pour dénoncer la corruption et les violences policières.16
Lorsque la vague mondiale de protestations Black Lives Matter, déclenchée par le meurtre public de George Floyd par la police de Minneapolis le 25 mai 2020, a ouvert un portail reliant les luttes de la diaspora noire, c’est dans ces mêmes espaces que la révolte de la jeunesse nigériane – au pays comme à l’étranger – a pris toute son ampleur. C’est là, après des confinements qui ont davantage affamé que protégé, après les brutalités, les intimidations et les exécutions extrajudiciaires perpétrées par les Special Anti-Robbery Squads (SARS), s’ajoutant aux oppressions intergénérationnelles de la vie postcoloniale, que l’énergie des manifestants s’est concentrée à Lekki Tollgate, ébranlant l’establishment nigérian jusqu’en ses fondations.
Face à une coalition aussi dynamique d'acteurs locaux ou issus de la diaspora, appelant au changement, une part de la classe dirigeante nigériane a jugé que des mesures extrêmes étaient nécessaires pour stopper le mouvement dans son élan. Le 20 octobre 2020, au moins douze personnes ont été tuées à Lekki Tollgate lorsque des officiers de l'armée nigériane ont ouvert le feu sur une manifestation pacifique, réprimant le mouvement #EndSars.17 Une enquête judiciaire indépendante menée par la suite a conclu que « la manière dont l'agression et le meurtre ont été commis pourrait, dans ce contexte, être qualifiée de massacre ».18 Mais le recours de l'État à cette violence spectaculaire - une violence si éhontée et insensible qu'elle rappelle les régimes militaires révolus - n'a fait que souligner la nouvelle conscience antagoniste en train de s’éveiller : une jeunesse urbaine précaire, à laquelle on ne peut plus cacher, son pouvoir infrastructurel vital.
I no dey move dat way. Don’t make me move that way... chantait Reekado Banks en hommage aux manifestants pacifiques abattus par le gouvernement pour avoir osé bloquer une infrastructure du profit au nom d’une infrastructure d’un autre monde.19 Wey!... Wey dey move, s’exclame-t-on dans les rues, tandis que les corps naviguent avec agilité entre les crises qui s’enchaînent.
Wey dey move – expression pidgin nigériane – capte cette réalité mouvante où tout évolue sans cesse. Elle révèle l’art des communautés à se frayer un chemin à travers des relations improvisées, anticipées, éphémères, qui structurent les assemblages invisibles de ces vies infrastructurelles. Être Wey dey move, c’est incarner un corps en perpétuel déplacement, franchissant et brouillant les frontières tout en portant en soi la possibilité d’autres mondes. C’est une invitation à apprendre, collectivement, comment avancer sur des terrains toujours plus instables, toujours plus fragiles.
Ce texte est extrait du livre Borders, Human Itineraries, and All Our Relation de Dele Adeyemo, Natalie Diaz, Nadia Yala Kisukidi et Rinaldo Walcott, publié en 2022 par Penguin Random House.
L'auteur tient à remercier Nehal El-Hadi pour son temps et ses commentaires avisés.
1 Amitav Ghosh, The Great Derangement (Chicago : University of Chicago Press, 2016), 35-37.
2 Nehal El-Hadi, "Poetics, Politics, and Paradoxes of Sand", Slow Factory, 2022, .➝
3 Ben Mendelsohn, "Making the Urban Coast : A Geosocial Reading of Land, Sand, and Water in Lagos, Nigeria ", Études comparatives d'Asie du Sud, d'Afrique et du Moyen-Orient 38, no. 3 (décembre 2018) : 455-472.
4 Anna Tsing, The Mushroom at the End of the World : On the Possibility of Life in Capitalist Ruins (Princeton, NJ : Princeton University Press, 2021), 63.
5 Kunle Akinsemoyin et Vaughan-Richards, Building Lagos (Jersey : Pengrail, 1977), 4.
6 Tiffany Lethabo King, The Black Shoals (Durham : Duke University Press, 2019), 4.
7 Babyboy AV, "Confession", Confession, 2021, MP3.
8 Alexander Ghedi Weheliye, Habeas Viscus (Durham : Duke University Press, 2014), 4.
9 Cedric J. Robinson, Black Marxism (Chapel Hill : University of North Carolina Press, 2021), 167-71 ; Fred Moten, Black and Blur (Durham : Duke University Press, 2017).
10 Fred Moten et Stefano Harney, The Undercommons : Fugitive Planning & Black Study (New York : Autonomedia, 2013).
11 Saidiya Hartman, Wayward Lives, Beautiful Experiments : Intimate Histories of Riotous Black Girls, Troublesome Women, and Queer Radicals (New York : W. W. Norton & Company, 2019).
12 Ijoba Wayde, "Hard Life", 2022, MP3. Voir .➝
13 Hartman, Wayward Lives, Beautiful Experiments, 18.
14 A. M. Simone, "People as Infrastructure : Intersecting Fragments in Johannesburg", Public Culture 16, no. 3, (automne 2004) : 407-429 ; A. M. Simone, "Ritornello : 'People as Infrastructure'", Urban Geography 42, no. 9, (2021) : 1341-1348.
15 Dans ce contexte, en pidgin nigérian, "dey" se réfère à "être".
16 A. M. Simone, Improvised Lives : Rhythms of Endurance in an Urban South (New York : Wiley, 2018).
17 Stephanie Busari, Nima Elbagir, Gianluca Mezzofiore, Katie Polglase et Barbara Arvanitidis, " Nigerian Judicial Panel Condemns 2020 Lekki Toll Gate Shooting as 'a Massacre' ", CNN, 16 novembre 2021,➝ ; Lagos Judicial Panel of Inquiry, " LASG JPI Report of Lekki Incident Investigation of 20th October 2020 ", 13-14, .➝
18 Ibid.
19 Reekado Banks, "Ozumba Mbadiwe", ORT Vol. 2, 2021, MP3.