Parmi les architectes modernes, Walter Gropius (1883-1969) est celui qui a le plus résolument tourné le plus le dos à l’histoire à l’image et à la notion de projet de l’académisme européen. Très tôt (1925)[1] il s’est affranchi des représentations de l’architecture adossées à l’univers de la peinture d’histoire, du lavis et des ombres portées pour adopter une sorte de déconstructivisme analytique qui ramène la forme architecturale à un assemblage fonctionnel et constructif de volumes, à une sorte de phénoménologie. Il s’interdit de se faire de la chose bâtie une image préalable. Son système ne ménage aucune place à la représentation architecturale. Pour Gropius, le dessin, c’est-à-dire l’image de ce qui serait construit avait été autrefois un instrument de travail du créateur avant de devenir une de ses disciplines essentielles, l’éloignant de la pratique, de l’outil et du matériau. Pour lui, il résulte de cette constatation qu’il convient de libérer l’éducation de l’architecte du carcan de l’académie[2] du règne de l’image de l’émanciper de tout ce qui pourrait nuire à la recherche rationnelle de solutions volumétriques. Il cherche à équiper l’architecte d’une sorte de « Baukasten » , un instrument d’assistance à la conception volumétrique, nécessaire et suffisant selon lui.

La démarche était radicale, elle fut aussi éphémère. Chassez l’image par la porte, elle revient par la fenêtre, aussitôt entrés en lice, les tous nouveaux « photographes d’architecture » embarqués dans les fourgons du modernisme vont s’y employer avec zèle à rétablir le règne de l’image. Plus tard dans le siècle, après que le post-modernisme lui a rendu sa légitimité, l’image d’architecture saura reconquérir son hégémonie[3] et tirer profit des innombrables innovations rendues possibles par le développement de l’informatique
La science, l’art, la perspective et l’image.
A priori, tout un chacun a une idée de ce que ces termes recouvrent, mais il s’avère à l’examen que les questions restent plus nombreuses que les réponses. Pour la vulgate occidentale, la perspective aurait été « découverte » (sic) à la Renaissance et serait donc une sorte de fait de science naturelle. D’autres tiennent à en attribuer l’origine à l’Orient arabe. Il existe sur ces sujets une riche littérature parmi laquelle nous avons retenu Hans Belting Florence et Bagdad, une histoire du regard entre orient et occident[4]. L’auteur dresse un état des lieux complexe entre les notions de physiologie de la vision humaine, art, science, image, point de vue et géométrie. Pour Belting, la perspective est un moyen géométrique dont l’art s’est emparé pour en faire une forme symbolique[5], elle « construit un espace mais n’en est pas un »[6]. Nous verrons concrètement plus bas que cet argument est central s’agissant des opérations techniques auxquelles se livrent les photographes d’architecture lorsqu’ils se mêlent de « corriger » (sic) la perspective des images qu’ils produisent. Ce faisant, ils prennent en effet le risque d’imposer à un espace ou à un volume créé par un architecte, une image qui en contredit la nature. C’est exactement là-dessus que porte la mise en garde que formule Fernand Pouillon dans le texte mentionné.
L’objectivité photographique était supposée promouvoir le modernisme en architecture, elle l’a réduit à un style.
Après avoir amplement scénographié les vertus de la sobriété « scientifique » du plan quasi industriel, notamment à l’occasion de la polémique au sujet du rendu du concours pour le Palais de la Société des Nations (1927), les propagandistes modernistes, dont Le Corbusier fut la tête d’affiche, se sont employés à s’approprier et à contrôler la représentation photographique de leurs œuvres. Pour le Maître, le photographe d’architecture était un technicien subordonné dont le travail était strictement technique et de commande. On a jugé cette posture arrogante mais pour Le Corbusier elle est indispensable au contrôle de l’image produite. C’est aussi la cause de l’intense activité de retouche qui est déployée pour la production des icônes du modernisme européen[7]. Il va sans dire qu’un tel effort n’est consenti qu’aux fins d’imposer un modèle.
Dans la foulée, il ne restera plus à un personnage comme Philip Johnson qu’à orchestrer l’affichage de la photographie de l’architecture moderne au MOMA pour faire du modernisme un « style », dûment attesté par … les photographies dont il contrôlait la circulation. Il pouvait ensuite, édifier New Canaan (1949), un pastiche problématique de « style moderne » pour que la fonction idéologique de l’image retrouve sa place en clef de voûte du dispositif de reconnaissance et de valorisation de l’architecture.
Image et représentation de l’architecture, du chevalet à la planche à dessin, de la planche à dessin à l’écran d’ordinateur, CAD & WYSIWYG.
Le peintre Hubert Robert (1733-1808) est connu pour ses Vedute qui scénographient les ruines, en particuliers celles de Rome. Sa maîtrise des plans et des perspectives en font un virtuose de la scène de genre sur fond d’architectures monumentales. Comme producteur d’images, il est sans aucun doute un virtuose de la peinture d’architecture Il a sa place aux côtés d’aînés comme Canaletto (1697-1768) ou Piranèse (1720-1778). Avec bien d’autres, ils ont brossé la toile de fond sur laquelle s’est épanoui plus tard, l’académisme Beaux-Arts et qui a permis en architecture la percée de l’éclectisme stylistique. Aux bourgeois parvenus, clients des architectes, il proposait un abondant catalogue de modèles pittoresques dont pouvait s’affubler leur inculture.
Comme constaté plus haut, l’épisode moderniste rationnel radical de Walter Gropius n’a duré qu’un instant. Le besoin d’images, l’aisance avec laquelle elle se reproduisent à l’âge industriel, les fait déferler comme un flux de pleine mer d’équinoxe, le plus souvent à l’insu de ceux qui les consomment.
Au XXe siècle, la trace la plus pérenne du modernisme en architecture sera qu’il a livré cet art libéral au règne de l’industrie, réduisant inexorablement le rôle du maître d’œuvre et stimulant en proportion symétrique inverse, la demande d’images. Dans les agences, le crayon noir, la mine de plomb et le tire-ligne ont cédé depuis longtemps à l’ordinateur et les esclaves d’autoCAD ont oublié jusqu’à l’idée que les rendus d’architecture pouvaient se décomposer en autant d’échelles que le chantier nécessitait de niveaux de précision. La puissance de calcul disponible dans la plus petite des machines permet pratiquement à partir de quelques lignes droites et de 2 ou 3 angles d’inférer un immeuble complet, d’en déterminer l’aspect sous tous les angles et sous tous les éclairages « What you see is what you get » promettait la publicité d’un logiciel informatique. On allait désormais pouvoir bâtir de pures images. Ce processus a fait deux victimes : l’échelle et le point de vue. L’objet architectural ainsi conçu est suspendu dans le vide. Clients, concepteurs et observateurs tournent autour comme en apesanteur. Le problème est qu’en lieu et place de l’ubiquité promise, ils se trouvent devant une abstraction indéterminée qui se résume pour l’essentiel à ses formes. Le maître d’œuvre d’hier a été dégradé, la valeur d’usage du bâti est abandonnée aux facility managers, l’architecte est exclu depuis belle lurette de la matérialisation par le processus de production (entreprises générales, fournisseurs de matériaux), il est réduit au rang de producteur de vignettes colorées. On comprend mieux ainsi son goût pour s’établir en échoppe avec vitrine sur rue, entre salon de coiffure, ongleries et tatoos. Les usagers finaux, eux ne sont convoqués qu’à l’occasion de processus participatifs, autant de moyens de contrôler et d’accaparer leur parole.
L’invention sans cesse renouvelée d’un marché de la photographie d’architecture.
Cette évolution qui a couru sur moins de 50 ans a déployé ses effets comme une explosion dévastatrice. Les architectes d’agences se sont battus désespérément pour tenter de trouver des issues. Il a surgi de ces efforts des initiatives passionnantes et certaines agences ont trouvé des chemins de traverse pour sauver des parties substantielles des activités qui faisaient leur identité. Elles figurent comme autant d’exceptions à la règle. En Suisse, l’importance de la rente foncière dans le PIB, les conditions du crédit et de l’aménagement du territoire ont entretenu durablement une prospérité immobilière qui a facilité l’émergences de ces voies parallèles. Il y subsiste un important parc d’agences moyennes ou petites, leur salut passe souvent par une forte spécialisation dans des domaines tels la réhabilitation de l’existant, la mise en œuvre de matériaux alternatifs, la communication multi-média et les activités curatoriales. Toutes sont confrontées au besoin de s’assurer de la visibilité. Elles ont d’abord fourni la clientèle des agences de rendering qui maîtrisaient l’informatique et qui leur permis des rendus jugés bancables par les jurys de concours et les revues, on les retrouve clientes de photographes auto-proclamés « d’architecture » et leurs promesses de distinction . Les médias, le revues techniques, l’édition des livres d’architecture, le cinéma et la télévision leur offrent une tribune et ménagent un marché sur lequel il leur est nécessaire de se profiler. Ce marché, à l’instar de tous les autres est opaque et l’information y circule selon des circuits complexes. Le statut de l’image d’architecture y est labile. En Suisse, les trois grandes écoles d’architecture, talonnées par des HES, dont certaines n’ont rien à envier aux précédentes, des musées, des centres d’archives, des forums et des revues prescrivent ce qui doit être vu et ce qui doit être considéré, attribuant à tel ou tel courant plus ou moins de valeur. Mais le temps du monopole et des postures d’autorité est révolu, dégageant un espace pour des initiatives. C’est le contexte dans lequel une esthétique particulière s’est ménagée une place. Sur le fond, rien de nouveau, rien qu’une offre commerciale de photographie d’architecture qui s’est implantée en tentant d’accréditer un mode de représentation spécifique. Sa manière est très formaliste, fondée sur la perspective la moins recherchée, celle symétrique, axée sur un point de fuite central, situé en altitude, là où ne peut se trouver l’œil d’aucun mammifère connu. Celle que permet la chambre photographique et le grand format. Cette technique est coûteuse, un avantage s’agissant de la fétichiser, elle est mise en œuvre avec un luxe de précautions maniaques. Cette photographie d’architecture a pris le parti de s’afficher blême, comme javellisée. Depuis 2018, son auteur a saturé revues, forums et galeries, d’images de l’architecture algérienne et française de Fernand Pouillon. Le point de vue proposé, on devrait dire prescrit, comme specimen de la commande qu’il est disposé à exécuter pour sa clientèle contemporaine. Le médium étant comme il se doit le message, l’œuvre de Pouillon, prétexte et otage de cette campagne de promotion, y est méthodiquement détournée et mal-traitée.



Le contre-sens même dont Pouillon s’était défendu.
L’idée de Fernand Pouillon, que la photographie d’architecture provoque d’immense déceptions[8], est d’une intelligence proprement prophétique, il aurait dû prévenir n’importe qui de s’aventurer en terrain aussi miné. Stéphane Couturier l’a bien compris, lui qui a pris soin d’en faire état il se concentre certes sur une perspective centrale, mais il prend soin la plupart du temps de resserrer ses plans pour dégager de telle ou telle façade de Pouillon une image quasi picturale, une abstraction géométrique capable de signifier en elle-même.
La campagne de photographie dont il est question ici se jette au contraire dans le piège, en assignant aux bâtiments de Pouillon qu’elle pense documenter le trou noir du point de vue au centre géométrique des façades et en redressant toutes les perspectives en conséquence. Elle produit un contre-sens spectaculaire et offense frontalement la démarche de ce maître d’œuvre qui cherchait avant tout à offrir des paysages bâtis confortables à l’œil à l’esprit et aux perceptions des personnes qui habiteraient ses cités.
Cette seule faute serait au fond rédhibitoire, mais il se trouve qu’elle se combine avec un fait historique, qui est que la perspective en général s’était imposée au monde moderne à partir de l’occident et qu’appliquée à l’Afrique du Nord, à un univers qui a traditionnellement de l’image et de son usage, une conception fondamentalement différente, la proposition visuelle de ce photographe suisse se trouve simplement être substantiellement coloniale ou néocoloniale.
Ces éléments cumulés sont accablants, mais ils ne sont pas tout. L’esthétique de salle blanche de cette photographie dégage un climat littéralement anato-pathologique, elle exhibe avec l’impudeur du voyeurisme les plaies qui affectent l’Algérie dans certaines de ses situations urbaines les plus pénibles et interdit en somme au public de se faire une idée de ce qu’avaient été les intentions du maître d’œuvre ou du maître d’ouvrage de ces cités. En ce sens, ces images sont une trahison.
Pierre Frey, 8 novembre 2022
Stéphane Couturier est un photographe et artiste plasticien qui vit et travaille à Paris.
Les trois photographies que nous publions sont extraites d'une série consacrée aux grands architectes du XXe siècle, dans laquelle il s'attache à rendre à la fois l'état actuel de certaines réalisations emblématiques telles qu'elles sont utilisées, et les principales caractéristiques architecturales qui en font des chefs-d'œuvre.
Artiste devenu pluridisciplinaire, les derniers développements de son travail portent sur la tapisserie, la céramique et les installations multimédia.
[1] Martel Andreanne, Haus Auesrbach de Walter Gropius, une phénoménologie de l’architecture, https://histoirearchitecture19.uqam.ca/haus-auerbach-de-walter-gropius-une-phenomenologie-de-larchitecture/
[2] Walter Gropius, Projet pour une formation des architectes, d’après la page 166 de la publication française in : Walter Gropius, Architecture et société, éd. Du Linteau, 1995. Nous avons choisi d’interpréter le texte livré en traduction, un travail approfondi se devrait de reprendre le texte original, la traduction nous semble sujette à des réserves. L’auteur remercie Bruno Marchand pour la mention de cet ouvrage.
[3] À ce sujet, il convient de se rapporter à : Stephanie Sonette, Rendus d’architecture, les nouvelles icônes épinglées, in : CRITICAT 20, 2018, pp.3-17. Elle y dresse un survol de l’esthétique 3D photoréaliste et des modes de représentation alternatifs qui ont tenté de s’en différencier et finit par mettre en évidence la prise d’autonomie de l’image produite pour collectionneurs et galeries.
[4] Gallimard 2012, ed. Originale, Hans Belting, Florenz und Bagdad. Eine westöstliche Geschichte des Blicks, 2008. L’auteur remercie Bernard Gachet pour la mention de cet ouvrage.
[5] Ibid. p. 31
[6] Ibid. p. 32
[7]
[8] Texte sans titre, signé Fernand Pouillon tiré de l’ouvrage « Les Baux de Provence » publié en 1960