La vie sur notre planète qui se réchauffe impose de nouvelles exigences à l’architecture et aux architectes. Elle nécessite, d’abord et surtout, que nous réduisions radicalement les émissions de CO2 générées par le secteur de la construction[1]. En même temps, elle nous oblige à loger une population de 8 milliards d’êtres humains qui continue de croître, majoritairement en zone urbaine. Sans compter les multiples autres problématiques : baisse de la biodiversité, transformation des industries, mutation des dynamiques politiques et sociales, et émergence de nouveaux modes de vie.
Le défi est paradoxal : il y a urgence à faire beaucoup, avec moins. Nous avons besoin de construire, mais le mieux serait sans doute de ne pas construire du tout. Alors, que faire ?
Les architectes ne peuvent plus éviter d’affronter cette contradiction. Un temps, nous nous sommes bercés d’illusions : pour résoudre le problème des émissions de carbone de l’architecture, il suffisait de construire des immeubles plus performants et moins énergivores. Toute une branche a épousé cette approche, les systèmes d’évaluation de per- formance se sont multipliés, et on est parvenu, dans une certaine mesure, à réduire les émissions. Mais ce large consensus et son partiel succès ont amené les architectes à croire que la réduction des émissions de CO2 n’incombait qu’au côté technique de l’architecture. Le discours intellectuel et créatif a réussi à éluder la question, et le déni s’éternise.
Nous continuons de dilapider notre environnement bâti, en détruisant des immeubles existants et en abandonnant leurs matériaux dans des décharges polluantes, au prétexte qu’ils sont obsolètes ; c’est la fameuse « destruction créatrice » dont le capitalisme a besoin pour faire place à toujours plus d’innovations[2]. Autrement dit, les déchets font partie intégrante des systèmes fondés sur le capital. Malgré les nombreuses preuves des échecs et des dégâts du capitalisme, la vision moderne de progrès qui le gouverne reste très puissante. Si puissante que certains architectes choisissent maintenant de la suivre jusque dans l’espace. Ils sont prêts à quitter la Terre complètement, à laisser derrière eux une planète sinistrée pour coloniser Mars.[3]
Nous n’arriverons peut-être pas à faire redescendre tout le monde, mais il n’est pas trop tard pour notre maison terrestre. C’est même le moment idéal pour faire émerger un nouveau système qui, suivant Latour, reconnaisse la liberté de tous les êtres vivants et les encourage à s’assembler entre agents libres pour créer des sociétés nouvelles.[4]
Nous avons besoin d’un nouveau credo pour guider nos actions. Trop longtemps, nous avons écarté d’un revers de main le soin et la réutilisation de l’existant, les taxant de rétrogrades, traditionnels et antimodernes. Pourtant, ils nous obligent à être plus radicaux dans notre pratique. La greffe a sa place dans cette nouvelle façon de penser. En nous appliquant à découvrir la valeur de ce qui reste et à le réinventer, nous pourrons faire émerger une nouvelle architecture écologique qui transforme les déchets en or, et trouverons l’équilibre climatique tout en produisant quelque chose d’original, de passionnant, et même de joyeux, pour notre temps.
Greffe [gʀɛf]
Philosophie de création architecturale qui vise à valoriser le bâti existant en fixant des extensions neuves (les greffons) à des structures anciennes (les porte-greffes), de telle manière que les deux en tirent avantage. La greffe, en les reliant, crée une œuvre d’architecture nouvelle, plus vaste et florissante.
Credo de l’architecte-greffeur en dix points
1 Environnement
Tout comme les greffes de plantes vivantes sont assujetties à leur environnement, les greffes architecturales doivent aussi être adaptées aux conditions locales. Les greffes qui tiennent compte du climat ont une meilleure chance de survivre et de prospérer.
2 Comptabilité
L’observation des greffes horticoles et des greffes spontanées nous apprend que deux végétaux, pour pouvoir fusionner, doivent être compatibles. Pour réussir une greffe architecturale, il faut donc, par une étude approfondie, trouver ce que les extensions pourront partager avec l’original. En identifiant ces points communs et en s’appuyant sur eux pour construire, on fera s’épanouir le projet final.
3 Redondance
Quand les racines des plantes se greffent dans la nature, elles renforcent le système général de connexions qui leur permet de partager les ressources et de faire communauté. Plus les connexions établies sont nombreuses et les points de contact denses, plus la surface utile pour l’échange de molécules est importante. Cette multiplication des connexions favorise la croissance et le développement chez les plantes, et le même principe s’applique à l’architecture. Une forte densité de connexions entre l’ancien et le nouveau sera avantageuse sur les plans programmatique, structurel, et esthétique.
En greffe architecturale, l’objectif est d’établir des réseaux de connexions à différents niveaux, pour permettre à différents immeubles ou à différentes parties d’une ville de fonctionner comme un tout unifié.
4 Précision
La greffe horticole pratiquée au-dessus du sol, contrairement à la greffe racinaire spontanée, exige un haut degré de précision géométrique. Une greffe exécutée grossièrement est vouée à l’échec. De même, en architecture, le succès d’une greffe dépend de la précision avec laquelle on aura ajusté les différentes parties. Pour réaliser une connexion élégante, il faut analyser avec soin chaque centimètre et l’apparier avec exactitude.
5 Capacité
En horticulture, le porte-greffe existant sert de fondation, tandis que le rôle du greffon est de grandir et de gagner en capacité. Sans le porte-greffe, le greffon ne peut survivre. De même, lors d’une greffe architecturale, le bâtiment d’origine ne peut pas être retiré entièrement. Néanmoins, on peut l’élaguer, tout comme la future extension ou le bâtiment à associer, pour leur permettre de mieux grandir, d'étendre leurs usages et d'améliorer la capacité d’accueil de l’ensemble. Le greffon architectural doit toujours apporter un bénéfice à l’original.
6 Réciprocité
Une fois greffés, greffon et porte-greffe restent génétiquement distincts, mais ils développent une aptitude à s’influencer mutuellement au plan physiologique. Si un bâtiment ou une ville sont correctement greffés, leurs parties s’influenceront aussi mutuellement. Cette réciprocité s’exprimera au travers des matériaux, des proportions, ou de la transformation programmatique. La réciprocité implique que l’ancien confère au nouveau ses qualités éprouvées, et que le nouveau, à son tour, enrichisse l’ancien. Greffer implique que l’ancien, bâtiment ou ville, ne reste pas tel quel.
7 Flexibilité
Le porte-greffe d’un arbre fruitier peut recevoir dans le temps de multiples greffons donnant différentes variétés de fruits ; on peut même greffer un greffon sur un greffon. De même, l’objet architectural ou la ville greffée seront assez flexibles pour recevoir diverses options futures. La greffe architecturale réserve toujours des possibilités de modifications futures.
8 Jonction
Quand des plantes sont greffées, la soudure sert de repère visuel entre l’ancien et le nouveau. Il s’y déroule un processus de guérison qui forme souvent un bourrelet ou une cal. Lors d’une greffe architecturale, le point de jonction doit aussi donner à voir l’histoire du projet. La pratique répandue de placer ce moment architectural majeur dans l’ombre d’un renfoncement donne un aspect visuellement lisse, mais on y perd le récit de la fusion entre les parties.
9 Soin
Pour réussir une greffe horticole, il faut avoir bien étudié le porte-greffe, connaître la plante d’origine, apprécier ses qualités particulières, et avoir à cœur d’assurer son bien-être et sa longévité. De la même manière, réussir une greffe architecturale ou urbaine exige de dresser un bilan méticuleux de la structure ou du tissu urbain existants, et d’avoir à coeur de les perpétuer. Ce processus profondément satisfaisant pour l’architecte-greffeur est fait de recherches attentives et de la joie de la découverte.
10 Plaisir
Un bâtiment, une ville correctement greffés seront jubilatoires à regarder et à vivre. Il y a une beauté inhérente à la transformation visible de quelque chose qui a été réparé et qui continue d’être utile, de croître et d’évoluer dans le temps, en tissant son propre récit. De même, face à un pommier greffé, le plaisir que l’on éprouve n’est pas fait de nostalgie. On se réjouit de voir un être vivant prospère, et on se délecte de son fruit.
Musée des beaux-arts de l’Arkansas, Little Rock.
Ce projet d’extension du musée réorganise sa croissance désordonnée pour en faire un nouveau centre de culture, à la fois dynamique et harmonieux. En près de cent ans d’existence, cette institution publique très populaire était devenue un dense agglomérat de structures tournées vers l’intérieur et coupées du parc environnant. Les programmations, internes ou publiques, des centres d’exposition, de l’école d’art et du théâtre pour enfants abrités dans l’enceinte du complexe se chevauchaient. Un remaniement radical du fonctionnement du musée s’imposait, tout comme un renouvellement de l’offre aux visiteurs.
Pour y parvenir, nous avons établi un plan d’élagage scrupuleux des volumes et murs excédentaires. Puis nous avons identifié des emplacements appropriés pour de nouveaux espaces d’exposition et programmes culturels. Nous avons traité l’architecture et le paysage comme intrinsèquement liés, en ouvrant les activités du musée sur le site et au flux de visiteurs.
Par la greffe précise d’une colonne vertébrale organique et organisationnelle sur la structure d’origine, le projet unit les volumes existants et en clarifie les connexions. De plus, les nouveaux accès intérieurs et extérieurs s’inscrivent dans un espace vert revitalisé. Le bâtiment s’épanouit ainsi vers le parc, en créant d’attrayantes destinations où admirer des oeuvres dans un cadre informel, se détendre et rencontrer d’autres personnes. En créant un site où la culture et la nature se renforcent l’une l’autre, le projet ouvre une nouvelle phase de croissance pour le musée qui, en plus de développer sa capacité et son public, verra se régénérer son rôle et sa portée dans la vie locale.
[1] Le secteur du bâtiment produit 21 % des émissions mondiales annuelles de gaz a effet de serre et 31 % des émissions mondiales annuelles de CO2. Voir le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), « Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change », sixieme rapport d’évaluation, contribution du groupe de travail III, 4 avril 2022, https://report.ipcc.ch/ar6/wg3/IPCC_AR6_WGIII_Full_Report.pdf.
[2] Pour un historique complet de l’invention et de l’utilisation du concept d’obsolescence, voir Daniel M. Abramson,Obsolescence: An Architectural History, University of Chicago Press, Chicago, 2016.
[3] Bruno Latour, « “We Don’t Seem to Live on the Same Planet” – A Fictional Planetarium », in Designs for Different Futures, sous la dir. de Kathryn Hiesinger et al., Yale University Press, New Haven, Connecticut, 2019.
[4] B. Latour, « “We Don’t Seem to Live on the Same Planet” ».
L'architecte américaine Jeanne Gang a fondé et dirige le Studio Gang, un bureau international d'architecture et de planification urbaine basé à Chicago, avec des bureaux à New York, San Francisco et Paris. Professeur à la Harvard Graduate School of Design, son enseignement et ses recherches explorent les domaines de la résilience et du réemploi.
Ce texte est un extrait de l'ouvrage L'art de greffer en architecture paru aux éditons Park-books.