Se pencher trente ans après sur l’appel à idées Bordeaux port de la lune / Architecture 89 représente l’opportunité essentielle de révéler l’importance de la culture architecturale dans l’émergence d’une architecture ancrée dans son temps mais aussi la nécessité d’allier culture et politique pour garantir la qualité architecturale.
expérimentation
La recherche par le projet, si en vogue actuellement, est inscrit dans l’ADN d’arc en rêve. Elle est l’un de ces quatre piliers. D’abord nommée « Laboratoire d’architecture et d’urbanisme », elle est ensuite plus justement baptisée « expérimentation ». Elle complète les piliers « exposition, éducation et formation ». Cette forme d’action culturelle offre toute la liberté nécessaire à l’expression de la démarche des concepteurs, qu’ils soient architectes, paysagistes ou urbanistes. Il représente une commande libérée des contraintes financières et de la sanction d’un jury. Il crée ainsi un contexte culturel qui transforme l’acte architectural en critique, bouleversant les habitudes des décideurs tout en les instruisant.
« L’appel à idées Bordeaux port de la lune / Architecture 89 sollicite les architectes sur le plan théorique, méthodologique, sémiologique, poétique. Nous attendons d’eux qu’ils écrivent un chapitre nécessaire : celui du fondement culturel et théorique que représente le projet » telle était l’ambition de cet appel lancé en 1989 par la ville et organisé par arc en rêve. Il faut préciser que la structure est soutenue dès ses débuts en 1981 par le maire de Bordeaux, Jacques Chaban-Delmas, celui pour qui la culture représente un levier d’émancipation de la société.
L’élément déclencheur de cet appel est un projet. Celui de Ricardo Bofill pour l’aménagement d’une partie de la rive droite de la Garonne de 1987 face au centre-ville de Bordeaux. Un projet de requalification urbaine du quartier en déshérence de la Bastide, car vidé de son activité par la crise et par le déménagement des activités restantes en aval du fleuve, à Bassens et Verdon. Bofill dessine sur ce site un morceau de ville en miroir de la ville historique de Bordeaux dans une approche et un style « néo-néo-néoclassicisme moderne », pour reprendre les termes de Jacques Lucan [1]. Un projet de tabula rasa sur 40 hectares commandé par une filiale de la Caisse des dépôts et consignations, la société Ardeur (Aménagement et rénovation pour le développement de l’environnement urbain rive droite) et validé par le conseil communal.
Les trois fondateurs d’arc en rêve découvrent horrifiés ce projet dans la presse et décident d’interpeller le maire pour attirer son attention sur les anomalies du plan. Chaban-Delmas reçoit Francine Fort, armée de deux rouleaux de plan : celui de la situation existante et celui sur calque du projet de Bofill. L’analyse des plans montrait que la ville ne payait que les infrastructures, à savoir deux voiries à réaliser sur quai à cause de la présence de vase, et deux équipements publics, placés en bout de jetée, les pieds dans l’eau. La superposition dévoile quant à elle que la succession d’avenues débouchant sur des places mis en place par l’architecte espagnol, engendrait la démolition d’un équipement public inauguré par Chaban-Delmas dix ans plus tôt. Cette première rencontre débouche dans les jours qui suivent à une réunion avec les représentants de la société Ardeur et Francine Fort durant laquelle le maire demande des éclaircissements sur le projet. Par la suite, les fondateurs d’arc en rêve s’attèlent à l’analyse du cahier des charges pour constater que le commanditaire tenait le crayon de l’architecte en dictant même le style architectural – suranné – à appliquer. Une démarche à l’encontre de Chaban-Delmas qui dès son premier mandat affirmait avec la construction de la caserne des pompiers de la Benauge, que la modernité architecturale devait prévaloir dans l’aménagement de la rive droite. Chaban-Delmas confirme alors la proposition présentée par arc en rêve avant « l’affaire Bofill » , de réaliser un appel d’idées sur la question des quais.
appel
Par cet appel, Chaban-Delmas souhaite apporter la parole libre si chère à Francine Fort, au travail sur le développement des quais, entrepris par le Comité de la rivière, regroupant la ville, la communauté urbaine, la chambre de commerce et d’industrie et le port autonome depuis 1986.
« Bordeaux est une cité au patrimoine architectural remarquable, c’est une ville où l’architecture contemporaine doit avoir sa place. Il faut tenter des expériences, inviter des créateurs, faire confiance à l’innovation. En fait, n’oublions jamais cela, le plus important, c’est ce qui n’existe pas encore et qu’il faut inventer. Les architectes sont là pour inventer et nous sommes là pour leur donner les moyens de le faire » ainsi se concluait la lettre d’invitation à participation à l’appel rédigée par Chaban-Delmas. L’appel contient ainsi deux entrées : la méthodologie de projet et l’architecture contemporaine. Il interroge des architectes nationaux et internationaux sur des situations spécifiques à résoudre pour re-qualifier la courbe du port de la ville : un linéaire de trois kilomètres, comprenant les quais, les tissus urbains adjacents et leurs relations spatiales avec la ville et le fleuve.
« Les architectes sont invités à réfléchir sur ce site, à produire un projet, point de vue sur la ville, regard contemporain ». Sept situations urbaines sont associées à sept architectes, tous quarantenaires, pouvant se prévaloir d’une expertise dans l’une ou l’autre des situations définies. La proposition de William Alsop + John Lyall pour la situation « entre deux rives » renverse l’habituelle liaison est-ouest par la création d’un lien nord-sud offrant une véritable complexité spatiale, empreinte des plus belles utopies des années 1960-70. La question tabou bordelaise du « franchissement » est posée à Santiago Calatrava, qu’il transcende par la grandiloquence. Philippe Chaix et Jean-Paul Morel proposent des « têtes de pont » monumentales s’intégrant dans le projet de Bofill. « L’apport d’un acte plastique à la réflexion » [2] caractérise la position de Zaha Hadid sur le thème du « parcours-séquence ». Jean Nouvel, Emmanuel Cattani & associés proposent comme « dialogues entre les rives » de reprendre le rythme de pleins et de vides de la façade historique en conservant la fonction d’accueil des quais afin d’organiser de nouveaux volumes flexibles. Christian de Portzamparc pousse cette notion d’évolution spatiale et temporelle de l’occupation des quais dans ses « transversales ville-rives ». Il y développe un « urbanisme mobile ». En réponse à la situation des « sites en contrepoint », OMA/Rem Koolhass propose une intervention globale sur la ville, découlant d’une lecture synthétique, qui semble, comme à son habitude, couler de source. Six sites d’interventions sont ainsi définis : le lac, les bassins à flot, le franchissement, les quais, la gare Saint-Jean et la zone périphérique.
Les sept projets sont présentés sous forme de textes, de dessins et pour certain, de maquettes, lors de l’exposition qui se tient à arc en rêve la même année. Ils s’extirpent de la vision urbanistique par zonage programmatique qui prévaut alors, et apportent une expertise qui valorise les atouts spatiaux du site. Ils ouvrent également la voie à une logique de projet itérative.
impact
La diffusion de ces projets permet avant tout une prise de conscience collective, aussi bien des habitants, que des influenceurs institutionnels et du monde économique. Les propositions remettent en place le lien entre le centre-ville et l’eau annihilé depuis 1920, année où le port devient autonome et érige une grille sur tout son périmètre face au centre-ville. Imaginer les quais comme un espace public devient à nouveau possible.
Chaban-Delmas ne s’y trompe pas et décide de « reprendre la main » sur le projet, comme il le confie à Francine Fort le soir même de l’inauguration de l’exposition. La série d’ateliers réunissant des experts que souhaitait organiser arc en rêve ne se fera pas. À la place, le maire lance une étude opérationnelle pour les quais dès 1991 en mettant en place le Comité des deux rives. Ce groupe d’expertise urbaine se compose de personnalités telles que Jean Millier, François Barré, François Gréther, François Chaslin, Christian Hauvette, et d’acteurs locaux comme les présidents du port autonome et de la chambre de commerce, Pierre Mathieu, Jean-Pierre Errath, Michel Pétuaud-Létang et Pierre Veilletet. Pour mener à bien ce projet de définition des grands axes de l’aménagement urbain tenant compte des deux rives, le groupe d’expert conseille à la ville de désigner en parallèle un délégué à l’aménagement et au développement qui élaborera une stratégie à l’échelle de la ville et suivra le projet des Deux rives, et un concepteur ayant la tâche de définir le parti urbain général des Deux rives. Allier une bonne maîtrise d’ouvrage à un bon maître d’œuvre pour assurer la qualité du projet, telle est la conclusion du groupe d’expert.
Un appel à candidature et audition est lancé en 1992 auprès de cinq architectes parmi lesquels se trouvent trois noms de l’appel d’idées Bordeaux port de la lune / Architecture 89, Jean Nouvel, Rem Koolhaas et Christian de Portzamparc, auxquels s’ajoutent Massimilo Fuksas et Dominique Perrault. Chaban Delmas choisit Perrault en juillet et nomme la même année Serge Goldberg délégué à l’Aménagement et au Développement de la ville. Le premier crée un atelier qui, sur deux ans et en trois phases de travail, établit le plan de référence de l’aménagement des rives. Les deux ont déjà collaboré pour la construction de la Bibliothèque François Mitterrand à Paris.
Éveiller la conscience collective, mettre en place une gestion de projet bicéphale assurant la qualité du résultat sont les deux impacts conséquents et directs de l’appel à idées. Le troisième est concomitant : l’arrêt du projet de Bofill. La manœuvre culturo-politique est plus efficiente et subtile que l’élaboration d’un contre-projet. L’attaque n’a jamais été frontale : l’appel intégrait le projet de Bofill au même titre que la première phase du projet de Perrault. L’abandon total du projet est annoncé à Bofill par Chaban-Delmas en 1993.
Un autre impact s’est peut-être réalisé par percolation. En 1995, les élections mettent en place un nouveau maire et avec lui, une nouvelle politique urbaine. Alain Juppé fonde son approche urbaine sur le tramway, la recette en vogue pour le renouvellement urbain à cette époque en France. Il place Francis Cuillier au poste de directeur général de l’Agence d’urbanisme de Bordeaux Métropole qui a notamment la charge d’élaborer le Projet urbain de Bordeaux.
[1] Bordeaux un plan pour les deux rives, extrait du Moniteur Architecture 42-43, juin-juillet 1993, p.2.
[2] Bordeaux Port de la Lune /Architecture 89, catalogue d’exposition