Parmi toutes les figures de l'innovation architecturale de la seconde moitié du XXe siècle, Pierre Lajus est l'un de ceux dont la pratique m'a instruit sur l'attrait du métier d'architecte. En essayant de reconstituer le socle sur lequel s'est construite ma conception et ma pratique de l'architecture, je retrouve pêle-mêle des lieux, des objets et certaines publications. Les maisons modernes de Pierre Lajus publiées dans des revues de décoration grand public comme Arts ménagers en font sans doute partie.
Ces maisons lumineuses, ouvertes sur le paysage, incarnaient pour notre génération, l'idée de la vie américaine. Non pas l’idéal de l’Amérique qui s’exporte par la guerre, mais celui que les Américains se réservent pour eux-mêmes. Cet idéal domestique prenait la forme d’un séjour ouvert sur un jardin de proximité, d’une place pour la voiture et de cuisines ouvertes. Des maisons d’une facture simple mais généreuse, dans lesquelles il faisait bon vivre. Cette typologie ouverte était en rupture avec les intérieurs petits-bourgeois qui prévalaient jusque-là et leur traduction au rabais dans l’habitat social standardisé. La simplicité de ces maisons donnait le sentiment qu’il était possible de faire plus avec moins de moyens. Il était possible de faire plus grand et plus complexe, tout en continuant à travailler avec des éléments simples et peu onéreux. Au-delà des questions de représentation du foyer, cette possibilité présentait donc un intérêt social. L’habitat standard ouvert « à l’américaine » tel qu’il a été pratiqué par Pierre Lajus entrait en résonance avec les expériences d’auto-construction qui avaient connu un essor à l'issue de la seconde guerre mondiale. Elles s’annonçaient comme la poursuite et l’intensification de la libération de l’accès et de la conception de l’habitat.
J’ai rencontré Pierre beaucoup plus tard, en 2005, lors d’une conférence à arc en rêve. Nous nous sommes immédiatement reconnus comme si nous avions suivi le même parcours et tiré les mêmes conclusions à partir des mêmes situations. Cette rencontre m'a permis de confirmer certaines de mes intuitions sur ce qui l'avait motivé à innover en matière d'architecture préfabriquée et modulaire. Dans sa jeunesse, Pierre avait été scout et adepte de camping. Sa première expérience de construction était une embarcation légère : un kayak. Tout ce qu’il a fait par la suite, les maisons Girolles, et surtout sa propre maison, était préfiguré dans cette première construction ajustée aux articulations très fines, avec des baguettes en frêne, des joints en laiton et des vis en inox. Ce n’était plus du bricolage, mais un travail de précision, de la construction ajustée.
Le paradigme du camping ne concerne pas uniquement son goût des détails constructifs et des assemblages astucieux ; il tient également compte du savoir du campeur qui, par le choix de l’emplacement, s’assure que sa tente ne sera pas inondée, menacée ou autre. Un campeur est quelqu’un qui a un sens développé du contexte. À l’origine, Pierre Lajus voulait être ingénieur des eaux et forêts. S’il s’est tourné vers l’architecture, c’est faute d’avoir été reçu au concours. Sa production, et notamment la place qu’il accorde au bois, est la conséquence de ces trois éléments combinés : le scoutisme, le kayak et le désir d’être ingénieur forestier. Pierre Lajus fait partie de ces rares architectes qui ont manifesté une authentique disposition expérimentale et chez qui cette tentative de réformer les usages a donné des résultats tangibles. Les maisons Girolle se comptent par centaines. Il en existe plus d’un millier. Redonner à l'œuvre de Pierre Lajus sa place dans l'histoire de l'expérimentation architecturale est aujourd'hui de la plus haute importance. Au XXe siècle, l'expérimentation a souvent été encouragée, tant pour des raisons de première nécessité, comme après la seconde guerre mondiale, que pour des raisons plus symboliques, comme celle de se donner l'image d'une société innovante.
Dans les années 1970, on observe notamment le passage d’une préfabrication industrielle à l’industrialisation ouverte et aux expérimentations typologiques auxquelles elle a donné lieu. Les efforts pour favoriser l’habitat individuel groupé au détriment des grands ensembles homogènes s'inscrivent dans ce mouvement. L’État et les structures collectives ont pris part à cette volonté de changement en stimulant telle ou telle autre initiative. Avec le recul dont nous bénéficions aujourd’hui, nous pouvons affirmer que les principaux défauts que ces réformes souhaitaient corriger sont restés inchangés. Il y a toujours autant de pavillonnaire de mauvaise qualité, auquel se sont ajoutés des ensembles néo art déco de piètre exécution, calqués sur les goûts fantasmés d’investisseurs plutôt que sur les besoins réels des habitants.
Pierre Lajus et les Réalisations Expérimentales
Pierre fait partie de ceux qui sont parvenus à produire de la qualité et de la quantité tout en empruntant une voie expérimentale. Entre 1978 et 1983, il prend part à l’aventure des Réalisations Expérimentales, une initiative autour du logement collectif social, soutenue par l'État et encadrée par le Plan Construction. L’expérimentation qui portait sur le concept d’industrialisation ouverte comportait tout un volet autour de la construction bois. C’est aussi le moment où l’on a tenté d’associer construction et conception, avec des architectes comme Christian Gimonet dans le centre et Jean-Pierre Watel dans le nord, Lucien Kroll en Belgique, Roland Schweitzer à Paris et Pierre Lajus à Bordeaux. Dans un deuxième temps, ils ont essayé de s’associer à des entrepreneurs. Ce que nous pouvons dire aujourd'hui, c'est qu’en faisant le choix de la recherche et de l’expérimentation, ces architectes se sont peut-être épanouis en tant que concepteurs mais n’ont pas fait fortune. Avec le temps, il devient de plus en plus clair que cette génération d’innovateurs n’a pas été reconnue pour ses efforts.
Ils ont servi de gage pour faire tourner la machine à subventions, mais l’incitation à innover de ceux qui les ont soutenus n’était qu’un discours, qu’ils ont vite fait de remplacer par un autre. L’innovation a besoin de continuité et surtout de persévérance dans l’effort fourni pour faire avancer un secteur. Cela n’a pas été fait. On a brandi les avancés du moment sans chercher à les inscrire dans un devenir et dans une évolution globale des pratiques. Dans le meilleur des cas, cela témoigne d’une incapacité, et dans le pire des cas, d’une malhonnêteté. C’est la même attitude qui consiste aujourd’hui à brandir le caractère vertueux de la construction bois pour poursuivre la spéculation immobilière avec des bâtiments dont personne n’aura besoin dans 20 ans.
Pour revenir à Pierre Lajus, l’un des domaines d’expérimentation de cette génération d’architectes a été l’informatique, qui était balbutiante à l’époque. Certains ont investi pour s’équiper sans entrer dans leurs frais. Plusieurs entreprises se sont servies du travail de ces architectes sans leur rendre ce qu’elles leur devaient. Le travail de Christian Gimonet, dont s’est servi Olivetti, n’a pas été justement reconnu. C’est la même chose pour Lucien Kroll. Pierre Lajus fait partie de cette constellation d'architectes qui ont été pionniers de la conception assistée par ordinateur, et qui n'en ont même pas le mérite. Aujourd'hui, la valorisation de leur archive revêt une importance cruciale. Le fait d'avoir des archives numérisées ou non peut entraîner une grande différence, notamment dans la façon dont ce travail entrera dans l’histoire, et surtout dans la façon dont il sera utilisé par la nouvelle génération d’architectes.
Parallèles historiques : des bons et des mauvais usages du bois
C’est un sujet d’actualité et pas uniquement pour des questions d’historiographie. Nous traversons aujourd’hui une période où l'innovation est censée jouer un rôle central, notamment autour de la transition vers une société décarbonée. Le bois est présenté comme une sorte de solution miracle aux principaux défauts du secteur de la construction. Ce faisant, on ignore royalement la structure du problème, c'est-à-dire la nature spéculative de la machine à produire des logements dans nos sociétés. Le bois peut être bien plus qu’un faire-valoir pour les promoteurs immobiliers. Il peut être une clé de l’émancipation politique des communautés d’habitants. Il peut devenir un gage pour permettre aux gens de prendre part à la configuration de leur espace de vie et de travail. Nous pouvons imaginer de nouvelles formes de modularité de l’habitat s’appuyant sur les caractéristiques techniques du bois. Le bois pourrait nous aider à évoluer collectivement vers des formes d’habitat moins réglementées et plus abordables.
Mais pour faire cela, il faut avoir en tête ce qui a été fait par les générations précédentes. Comprendre comment les innovateurs d'il y a trente ans ont réussi ou échoué à atteindre leurs objectifs pourrait s'avérer essentiel pour la réussite de ce dans quoi nous sommes engagés. Il ne s'agirait pas de rejouer une énième fois « un nouveau départ », mais plutôt de reprendre les choses là où nos prédécesseurs les ont laissées, afin de pousser l'expérience encore plus loin. La préfabrication telle que Pierre Lajus la concevait est tout à fait compatible avec un travail sur les typologies architecturales modulaires. Contrairement à la préfabrication industrielle dont l’objectif est de produire un habitat normé et standardisé, la préfabrication ouverte utilise des éléments normés pour faire du sur-mesure. Pierre Lajus, comme Schweitzer, Gimonet et Watel, a vu dans la construction à ossature bois une opportunité de rationaliser la construction et de diminuer les coûts. Ils s’attaquaient aussi au monopole de la filière béton. Si cela n’a pas abouti, c’est parce que l’étape suivante – qui aurait été celle des maisons à finir soi-même – n’a jamais été engagée. Une maîtrise d’œuvre qui aurait accompagné l’habitant dans des démarches d’auto-construction aurait forcément donné des résultats intéressants.
Il faudrait donc penser la synthèse entre l’innovation des années 80 et la demande actuelle d'émancipation politique par le biais de l’habitat. On pourrait réactiver certains outils que Pierre Lajus et ses pairs ont élaborés dans les années 80 pour les mettre au service des nouvelles communautés d’habitants qui souhaitent prendre en main leur destin au lieu de subir l'inflexibilité du logement standard. C’est là toute l’actualité de cette architecture. Il s’agit de considérer ce qu’il a conçu pour loger sa propre famille comme un modèle extensible et généralisable. En effet, si pour ces maisons Girolle, l’ouverture du système a forcément été limitée par des impératifs de commercialisation, dans le cas de sa propre maison, la modularité a opéré à un degré qui a rarement été observé. La mobilité interne a été un principe structurant de son architecture domestique. Elle part du postulat que la place occupée par les membres du foyer évolue au gré de leurs besoins. Lorsqu’une maison n’évolue pas, les habitants finissent généralement par la quitter. Les maisons de Pierre Lajus sont différentes car elles reposent sur un mode d’occupation moins arrêté et moins ancré dans une configuration unique. Comme partout ailleurs, elles comportent des chambres, mais celles-ci sont ajustables. Les pièces de la maison permettent une occupation temporaire et une reconversion facile. La chambre est sans doute moins un lieu d’affectation définitive qu’une commodité ajustable, que l’on peut échanger contre une autre pièce plus adaptée. Ainsi, à chaque départ d'un enfant, les pièces étaient réattribuées. Il suffisait de modifier la configuration, d'ajouter ou de supprimer une cloison. La maison changeait à chaque étape de l'évolution de la famille. Peut-on imaginer aujourd’hui un logement social offrant ce type de flexibilité ? Un habitat en bois ajustable qui permettrait aux familles de croître et aux maisons de s’adapter aux évolutions générationnelles des foyers ? En conclusion, on pourrait dire que sa vie a été, et d'une certaine manière est toujours, une expérimentation. Il n’y a pas d’ancrage, pas de certitude. Un peu comme un campeur, il pratique une architecture d’implantation légère. L’économie et frugalité que l’on retrouve dans ses réalisations sont entièrement liées à ses choix de vie et à ses accidents de parcours. L’incendie de sa propre maison en 1976, qui était aussi son lieu de travail, a influencé sa façon de percevoir l’acte de construire. Le bâti doit d’abord servir, il ne dure que tant qu’il sert. Ce raisonnement va à l’encontre de la logique patrimoniale, qui est encore aujourd’hui la doctrine officielle en matière d’accession à l’habitat. On investit dans la pierre pour constituer un patrimoine, au lieu de se faire une habitation adaptée à ses besoins. Dès le départ, Pierre a fait partie de ceux qui accordent davantage d’importance à la valeur d’usage de l’habitat qu’à sa valeur d’échange. C’était en quelque sorte un praticien de cette approche, quelqu’un qui l’a appliquée toute sa vie, sans pour autant en faire une posture idéologique.
Propos recueillis et édités par Christophe Catsaros.