De la guerre aux grandes manœuvres de l’industrialisation
Agrochimie et mécanisation
La découverte par Liebig du rôle majeur de l’azote dans la croissance des plantes ne bouleversa pas immédiatement l’agriculture. Sans sources minérales de nitrates, les rendements n’augmentèrent pas en flèche. La seule source connue était le guano récupéré sur la côte pacifique de l’Amérique latine, surtout au Pérou : les accumulations de déjections d’oiseaux marins, préservées par le climat sec. À la fin du XIXe siècle, les Européens étaient d’ailleurs hantés par le « piège malthusien » ou « spectre malthusien », en référence aux avertissements de Thomas Robert Malthus (1766-1834) sur l’écart entre la croissance géométrique de la population et la croissance linéaire de la production nourricière ou des ressources naturelles.
La pénurie de nitrates semblait d’autant plus absurde du fait de l’abondance de l’azote atmosphérique. Aussi la capture synthétique de l’azote devint-elle le nouveau Graal de la recherche en chimie. En 1909-1910, Fritz Haber (1868-1934) et Carl Bosch (1874-1940) parvinrent à concevoir et industrialiser un procédé de catalyse de l’ammoniac (nh3). Problème : ce procédé était extrêmement énergivore et par conséquent très cher, ce qui le rendait difficilement abordable pour l’agriculture. « Chance » : les nitrates, dérivés de l’ammoniac, sont également à la base des explosifs. Au cours de la Première Guerre mondiale, menacé de pénurie d’explosifs par le blocus, l’Empire germanique, bientôt imité par les autres parties belligérantes, se précipita dans la production massive d’ammoniac de synthèse. À la fin de la guerre, toute l’Europe se trouva ainsi équipée d’une gigantesque infrastructure industrielle, qui ne demandait plus qu’à être reconvertie dans la production d’engrais artificiels.
De fait, la première guerre mondiale n’accéléra pas seulement la production d’ammoniac ; elle fut également le berceau d’autres innovations qui orientèrent considérablement le développement de l’agriculture. Tout d’abord, les pesticides furent directement dérivés des substances (comme les composés organochlorés) produites pour la guerre chimique, une autre innovation de Fritz Haber. Ensuite, les premiers tracteurs procédèrent de l’industrie des tanks. Enfin, la guerre stimula la production massive de barbelés, qui allaient remplacer les haies plantées. À cet éventail de nouvelles technologies, la seconde guerre mondiale ajouterait ses propres innovations, comme les herbicides, qui furent d’abord mis en œuvre pour détruire les rizières japonaises. On peut du reste faire remonter les origines de l’industrie de la transformation alimentaire au besoin urgent de nourrir des millions de soldats.
En d’autres termes, l’économie de guerre ne fit pas qu’accélérer l’évolution de l’agriculture et de l’agronomie ; elle les transforma radicalement. L’industrialisation de la guerre fut la matrice de l’industrialisation de l’agriculture et de l’alimentation. Les nitrates de synthèse, les pesticides et les tracteurs furent les pivots d’un nouveau système agronomique. Enfin, la guerre catalysa de nouveaux moyens d’organiser la production, qui permirent d’augmenter considérablement les rendements de la terre et du travail, et d’exorciser ainsi, pendant quelques décennies, le spectre malthusien.
1972 : les limites à la croissance
Dynamique des systèmes contre doxa économiste
En 1968, à l’initiative d’Aurelio Peccei qui était alors l’un des dirigeants de Fiat, un groupe composé de capitaines d’industrie, de scientifiques et de représentants de grandes institutions internationales, qui partageaient tous certaines inquiétudes quant à l’état du monde et son futur problématique, se réunit pour la première fois à Rome, raison pour laquelle il prit bientôt le nom de Club de Rome. Deux ans plus tard, sa première initiative majeure fut de commander un rapport au laboratoire de dynamique des systèmes du MIT, dirigé par Jay Forrester, où une équipe de seize jeunes postdocs, pilotée par Dennis Meadows, releva le défi. En deux années d’intense recherche, cette équipe accumula du monde entier des données chiffrées sur plusieurs paramètres essentiels (la démographie, la consommation des ressources naturelles, la quantité de nourriture consommée par personne, la production industrielle, la pollution et la dégradation de l’environnement) pour les injecter dans un modèle (World 3). Conçu pour révéler leur évolution et rétroaction depuis le début du XXe siècle, ce modèle devait permettre d’anticiper leurs tendances globales dans le courant du XXIe siècle, et d’évaluer les résultats probables de plusieurs scénarios.
En 1972, lorsqu’ils furent publiés dans un livre intitulé The Limits to Growth: A report for the Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind, les résultats de cette recherche provoquèrent une véritable commotion. D’après le modèle, le scénario standard, où les paramètres de base continuaient de croître sur leur lancée avérée, le monde se dirigeait vers un effondrement global – causé par le dépassement de la « capacité de charge » de notre planète –, qui se produirait quelque part entre le premier tiers et la première moitié du XXIe siècle. De surcroît, à travers ses autres scénarios, le livre montrait qu’aucune politique focalisée sur le contrôle de tel ou tel paramètre particulier (la démographie, le produit industriel, etc.) ne permettrait d’éviter au monde d’aller droit dans le mur. Même le scénario le plus optimiste, qui doublait par hypothèse l’estimation des réserves de la planète en ressources naturelles, ne faisait que retarder l’effondrement d’une ou deux décennies (mais en aggravant sa violence d’autant !). En d’autres termes, les principales leçons fournies par le modèle étaient :
1) qu’il y avait en effet des « limites à la croissance » qui ne tarderaient pas à se manifester à l’échelle mondiale ;
2) que prévenir cet effondrement planétaire réclamait une transition active fondée sur une approche holistique (et non pas sur la simple correction technique d’un paramètre particulier de l’équation) ;
3) que tarder à engager ce tournant conduirait nécessairement à réduire et compromettre, voire carrément anéantir, la capacité de l’humanité à surmonter cette impasse.
Alors que le livre fut rapidement discuté dans le monde entier, et commença à inspirer d’autres recherches, il fut immédiatement la cible d’un feu nourri de la part des économistes néoclassiques, résolus à le ridiculiser comme scientiste, interventionniste, et fondamentalement inepte. Et de fait, lorsque les deux chocs pétroliers des années 1970 furent surmontés, et que l’ethos néolibéral se réaffirma à l’échelle internationale, tout le monde se rangea à l’idée que les prédictions de ce premier rapport au Club de Rome n’étaient que l’effet d’une grosse déprime. Mais durant leur traversée du désert, ses auteurs, raffinant leur modèle et leurs données, produisirent, en 1992 et en 2004, deux mises à jour qui montraient que, conformément à leurs prédictions initiales, l’économie mondiale croissait désormais bien « au-delà des limites ».
Sébastien Marot, philosophe, spécialiste d’histoire de l’environnement, est professeur à l’École d’architecture de la ville & des territoires / université Gustave-Eiffel, où il a cofondé la revue Marnes. Il enseigne également à l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont L’Art de la mémoire, le territoire et l’architecture (Éditions de La Villette, 2010).