
L’îlot 8 est probablement le projet de logements collectifs le plus abouti réalisé par Renée Gailhoustet dans la seconde moitié du 20e siècle, dans l’esprit caractéristique qu’elle a initié avec Jean Renaudie. On y retrouve les principales qualités de cette architecture révolutionnaire : variation typologique, mixité fonctionnelle, disposition des habitations en grappes, terrasses végétalisées, piétonisation et complexité viaire, ainsi qu’une théâtralisation des cheminements. Les quartiers conçus par Gailhoustet portent une marque de fabrique qui les rend facilement reconnaissables. Les cheminements y sont sinueux, les constructions angulaires, et la végétation est abondante et imbriquée dans le bâti. Les trames polygonales qui structurent l’ensemble font en sorte qu’aucun appartement ne ressemble à un autre.
À Saint-Denis, cette formule, qui a déjà fait ses preuves à Ivry-sur-Seine et Aubervilliers, est enrichie d’une qualité supplémentaire : l’emplacement du nouveau quartier, situé dans l’hypercentre de la cité historique. À quelques dizaines de mètres du marché couvert, de la Mairie et de la basilique, nécropole des rois de France, l’îlot 8 s’inscrit dans un contexte patrimonial exceptionnel. La création de l’îlot 8 entre 1975 et 1986 témoigne surtout d’une volonté politique de fournir des logements ouvriers en centre-ville, et non à la périphérie, comme c’était souvent le cas. L’ensemble a été construit à la place d’un quartier insalubre jouxtant la basilique. Ce bâti ancien, peu entretenu, squatté et paupérisé, remontant parfois au Moyen Âge, a été démoli au début des années 70 sans considération patrimoniale. Il faudra attendre les années 2000 pour qu’un projet de «démolition figée» par Loïc Julienne et Pier Schneider, centré autour d’une charpente médiévale dans un immeuble voué à disparaître, fasse émerger une conscience accrue de la valeur patrimoniale du bâti ancien dans le vieux Saint-Denis.
Si Renée Gailhoustet accepte de construire en lieu et place de la ville ancienne, elle le fait en étant persuadée que le quartier qu’elle met en place reprend les caractéristiques de la ville médiévale. L’étroitesse des rues piétonnes et la multiplication des cheminements rappellent les effets rencontrés dans les trames historiques. À cette plus-value patrimoniale s’ajoute le fait que le programme commercial de l’îlot 8 jouxte le marché de Saint-Denis, le plus fréquenté de France, installé dans une halle rénovée, initialement inaugurée en 1893. Le centre commercial de l’îlot 8 est prospère. Loin des galeries vides que l’on rencontre souvent dans ce type d’équipement, on y trouve ici un écosystème marchand dynamique, en phase avec la population de la commune.
Saint-Denis, d’abord commerçante, puis ouvrière et industrielle, elle est aujourd’hui populaire et multiculturelle. Le centre commercial de l’îlot 8 en est le reflet, constituant le centre-ville effectif d’une commune hétéroclite.Toutes les composantes sont réunies pour que cet ensemble prospère, et c’est bien ce qui s’est produit. Alors que d’autres grands ensembles brutalistes soulèvent des questionnements quant à leur viabilité, celui-ci semble tiré d’affaire, tant son fonctionnement paraît en phase avec le contexte urbain dans lequel il s’insère. Une librairie, un cinéma art et essai, et un grand supermarché viennent augmenter la valeur ajoutée du quartier mixte. La proximité du tramway, et le terminus des bus en font la matérialisation de l’hypercentre de Saint-Denis.


Rénover l’îlot 8
Avec le temps et la perspective des Jeux de 2024, le centre historique de Saint-Denis va connaître son moment de gentrification, avec une première vague d’acheteurs spéculateurs, qui vont vite être suivis d’une population plus aisée, venue « reconquérir » le centre-ville, avec son lot de magasins bio et de cafés branchés qui essaiment gentiment au fil des changements de propriétaires. L’îlot 8, étant exclusivement voué à la location, passe à côté de cette vague de gentrification, au point où ce qui, dans les années 90, paraît encore comme un îlot de prospérité à côté de la vieille ville insalubre, en est venu à incarner le cœur paupérisé d’une ville en train de se gentrifier. D’où le récent projet de résidentialisation, porté avec conviction par l’actuelle municipalité, déterminée à inclure l’îlot 8 dans cet élan de renouvellement du centre-ville.
Interrogé sur les raisons d’intervenir, Nicolas Trentesaux, architecte de RVA, l’agence en charge du projet, associée à Serge Renaudie, énumère les raisons qui font que leur intervention est aujourd’hui jugée urgente. Les logements atypiques de Renée Gailhoustet souffrent d’un manque d’entretien. Leur rénovation énergétique est indispensable, sans compter que la dalle ne fonctionne plus comme elle a été conçue. Ouverte à tous, elle l’est aussi aux dealers, qui exploitent sa porosité pour en faire l’arrière-boutique de leur juteux commerce. Résidentialiser permettrait de fermer cet espace aux dealers pour le rendre à ses habitants. Sauf qu’une résidentialisation dans le labyrinthe brutaliste de Gailhoustet peut difficilement se faire en maintenant la porosité et la complexité circulatoire de l’ensemble. Le projet implique la suppression de plusieurs escaliers et la transformation en cours intérieures privatives et distinctes de la succession de placettes qui structurent l’identité et l’écosystème de l’îlot.
L’aspect le plus grave de cette intervention est la suppression des escaliers qui permettent d’accéder à la dalle, ainsi que des passerelles qui enjambent la rue Auguste Blanqui et le chemin des Poulies, et relient l’ilot 8 aux ilots 4 et 12 permettant une circulation fluide entre ces espaces. Ce système circulatoire et l’espace unitaire et surélevé qu’il constitue est au cœur du projet de Renée Gailhoustet. La rénovation consiste à le fracturer. Dans la nouvelle configuration, les cheminements transversaux entre les différents îlots sont supprimés.
Les architectes avouent regretter ce choix, qui n’est pas de leur initiative.Ils regrettent aussi que le collectif d’habitants rejette en bloc toute intervention et peinent à comprendre leur attachement à une dalle dans un état jugé insatisfaisant. Ils pointent l’impossibilité pour les habitants du rez-de-dalle de jouir de leurs espaces extérieurs et tentent de rassurer les habitants en soulignant que la résidentialisation va permettre une réappropriation par les habitants de cet espace. Ils ajoutent, parmi les avantages liés à leur intervention, la création de monte-charges, aujourd’hui inexistants, qui améliorerait le confort des habitants, et rejettent catégoriquement la crainte d’une fermeture nocturne de la place du Caquet, véritable rue traversant le centre commercial. Leur tentative de rassurer le collectif d’habitants semble vaine, tant ses membres sont convaincus que le but de cette intervention n'est autre que de mettre en vente une partie du parc locatif.
La volonté politique d’aller au-devant de cette rénovation étant forte, il est peu probable que la mobilisation puisse infléchir la résidentialisation. Celle-ci reste aujourd’hui la seule formule efficace, car générique, pour intervenir dans des grands ensembles en difficulté.
Reste que le cas de l’îlot 8 mérite des solutions sur mesure, que les architectes devraient pouvoir suggérer, et peut-être même imposer à la maîtrise d’ouvrage. Le système de passerelles et d’escaliers est incontestablement un de ces éléments qui méritent un effort supplémentaire pour être préservés.
D’abord, car ils sont des éléments constitutif de l’architecture du lieu. Les supprimer, c’est un peu comme rénover le Centre Pompidou en lui retirant sa chenille. Les circulations et la théâtralisation des cheminements sont des composantes à part entière de l’architecture, et les détruire nuirait fortement à la cohérence du projet. C’est pour cette raison que le collectif a saisi l’architecte des bâtiments de France par une lettre ouverte[1] envoyée en mars 2025.

Le sort des passerelles et des escaliers est à la fois un sujet de tension et un possible terrain de compromis. Si la porosité, dans un contexte d’ouverture totale de l’ensemble, joue en faveur des trafiquants, en quoi un cheminement entre des îlots résidentialisés poserait il problème ? Aujourd’hui, la dalle, malgré son état de dépérissement, est un espace où des enfants, parfois jeunes, peuvent être laissés jouer en autonomie. Cela sera-t-il encore possible dans un statut résidentialisé ? Les bailleurs sociaux autorisent rarement les enfants à jouer dans les cours privatives.
Quant à la circulation, précieux patrimoine immatériel de l’architecture de Renée Gailhoustet, elle sera tout simplement abrogée, sans possibilité de rétablissement une fois les escaliers d’accès et les passerelles démolis. Les passerelles et ceux des escaliers qui peuvent être sécurisés constituent une opportunité dont devraient se saisir les architectes pour infléchir la position du bailleur. Une résidentialisation qui maintiendrait les passerelles et certains des escaliers pourrait atteindre ses objectifs de sécuriser la dalle, tout en permettant une circulation intérieure extensive, réservée aux habitants détenteurs d’un badge d’accès.
Serait alors conservé un élément constitutif de l’architecture du lieu : son esprit circulatoire. L’œuvre de Renée Gailhoustet mérite que l’on fasse cet effort, avant de faire de son écosystème une coquille vide, décor désincarné de la ville au-dessus de la ville qu’elle avait imaginée.
Lettre ouverte à l'Architecte des Bâtiments de France
Au sujet de la résidentialisation de l'Ilot 8 et modification de l’œuvre de Renée Gailhoustet
Nous sommes des habitant.e.s de l’Ilot 8 de Saint-Denis constitué.e.s en collectif depuis 2015. Nous nous permettons de vous solliciter aujourd’hui car nous savons que vous serez consultée dans le cadre d'une instruction de permis de construire et de démolir qui concerne l'Ilot 8 à Saint-Denis et l'aménagement de la galerie marchande.(...)
Le projet actuel se caractérise par deux aspects majeurs, assumés par les commanditaires:
– la séparation des espaces de commerce, de services, et de logements, assurée par la fermeture de la dalle, ce qui implique des démolitions affectant le bâti dans certaines de ses fonctions essentielles
– la résidentialisation, avec transformation de l'espace public en espace privé et hausses significatives des charges incombant aux locataires, ouvrant la voie à la modification de la composition sociale du quartier.
A nos yeux, la résidentialisation et la fermeture de la dalle contreviennent totalement à l’esprit et à la conception initiale du projet architectural pensé par Renée Gailhoustet dans la droite ligne des caractéristiques de son œuvre qui lui a valu de nombreux prix d'architecture en France et en Europe. Elles viennent contredire également notre propre expérience. Depuis presque un demi-siècle, cette œuvre est devenue une des caractéristiques emblématiques du Centre-Ville de Saint Denis, filmée, citée, inscrite dans le paysage urbain comme une de ses dimensions historiques, dans le cadre de la ZAC Basilique en cours de labellisation Architecture contemporaine remarquable.
Certes le projet de rénovation se présente officiellement comme soucieux de préserver ce patrimoine de haute valeur (...). Mais le discours tenu est aussi contradictoirement celui de la nécessaire et triste fin de l'utopie à laquelle on nous demande de nous résoudre. Notre expérience de locataires, parfois depuis plusieurs dizaines d'années, nous fait appréhender l'ampleur et la gravité des renoncements du nouveau projet.
Il s'agit d'abord de la fin de la mixité des fonctions puisque les services et associations devraient déménager de la dalle haute pour laisser la place à un simple ensemble d'habitation. On réduit considérablement la pensée de Renée Gaihoustet en termes de multiplicité des usages, des fonctions, des trajets, et on détruit l'originalité et le caractère systémique de son projet, où les rapports entre espaces privés et publics étaient revisités, fluidifiés, et seraient réduits et banalisés dans le projet de privatisation de la dalle. Ce sera la fin de la multiplicité des parcours et itinéraires de circulation piétonne sur la ZAC Basilique entre dalle haute et rues, voire entre Ilots du centre-ville. (...)
D'autre part sur le plan matériel il est prévu la destruction irrémédiable de 5 escaliers menant sur la dalle depuis la rue, des passerelles liant les ilots 8, 4 et 9. Les îlots sont isolés. Les halls sont remaniés, parfois de façon tortueuse, pour tourner le dos aux passages publics sous la dalle et aux accès à la galerie marchande. Les passages entre la place du Caquet et la rue Édouard Vaillant, la place Jean Jaurès et le Passage de l'Ancienne Tannerie, qui relient le centre commercial aux rues et places du centre-ville, et vivifient la circulation piétonne entre commerces, métro, marché, grande place jouxtant la mairie, sont fermés et privatisés pour permettre l'extension ou l'implantation de nouveaux commerces.
En somme le projet de Renée Gailhoustet serait vidé de son sens et de son originalité, et ceci à desfins de facilité de gestion et de sécurité, loin de la volonté des habitant.e.s puisque 64% d'entre eux ne se sont pas prononcés en faveur d'une fermeture de la dalle d'après l'enquête sociale diligentée par Trame Urbaine sous la commande de PCH notre bailleur.
C'est un véritable saccage en réalité. Par ailleurs, nous savons également qu'après la privatisation de l’espace public de la dalle, dont l'entretien comme domaine public est aujourd'hui à la charge de la commune, les locataires devront payer un surcoût de charges pour assurer cet entretien et les choix de sa végétalisation, hausse dont on ne connaît pas la teneur malgré nos demandes répétées auprès de la mairie. Nous savons que cela occasionnera le départ en cascade des locataires (...). Cela s'inscrit dans un projet plus vaste publiquement revendiqué par la municipalité de modifier la composition de la population du centre-ville au profit d'une prétendue mixité sociale.
Or cela contrevient totalement à la composante centrale du projet architectural de Renée Gailhoustet et des autres concepteurs de la ZAC Basilique: à savoir sa dimension sociale, politique, par la vocation populaire de cet ensemble patrimonial. C'est en totale contradiction avec ce souci de l’architecte de donner pleinement le droit aux franges modestes de jouir des avantages du centre-ville (...) et d'un ensemble atypique, audacieux, relevant d'une vision architecturale ambitieuse, permettant de vivre une autre expérience du logement social, loin des clichés et des préoccupations urbanistiques attendues.
Ce projet est ainsi une double trahison. C'est pourquoi d'ailleurs aucune concertation n'a réellement été assurée par les commanditaires, comme le fonctionnement de l'ANRU le prévoit. Pour rappel, la nouvelle municipalité de Saint-Denis a pris la relève sur le dossier du NPNRU en 2021 et a retoqué à la hâte le projet de rénovation sur lequel un consensus avait été construit avec l’ancienne mairie après plusieurs années de discussions : le projet de fermeture de la dalle après enquête circonstanciée avait alors été écarté. Cette fermeture se fait donc contre l’avis des habitant.e.s .(...) Le conseil citoyen a dénoncé clairement ce manque de concertation auprès de l’ANRU. Ce qui fait que tout ce projet n'a pas à nos yeux de validité légale. Nous avons donc effectué un recours juridique au TA de Montreuil (...)
Procédure en cours non suspensive qui n'empêchera pas le démarrage rapide des démolitions dès les autorisations obtenues. Mais nous sommes également lucides, soucieuses et soucieux de l'état actuel du bâti qui a un urgent besoin de réhabilitation doublé d'un réel suivi d'entretien courant. En effet, cet entretien courant est abandonné depuis des mois voire des années par le bailleur sous prétexte de la réhabilitation à venir, ce qui la rend de plus en plus nécessaire. Les fuites récurrentes, problèmes de chauffage, moisissures graves dans les logements, défaut d’éclairage public sur la dalle depuis 6 ans ou bien dallage démantelé non remplacé sur des grandes portions du parcours sont devenus banalité. Il s'agit d'une réelle guerre d’usure où l’acceptation de la résidentialisation comme on nous la propose/impose, serait l’unique issue au pourrissement organisé de la dalle. Nous reconnaissons donc le besoin criant de réhabilitation des logements tout en étant pleinement conscient.e.s des atouts à préserver du projet initial de René Gailhoustet. Nous espérons que vous partagerez cette double préoccupation, et que vous aurez à cœur de sauvegarder l'Ilot 8 dans ses qualités emblématiques architecturales et sociales du centre-ville de Saint-Denis, qui aurait à y perdre, comme nous, une des caractéristiques les plus audacieuses de son urbanisme. Nous en appelons à votre institution pour qu'elle se porte garante de la totale préservation du patrimoine de Renée Gailhoustet.
Veuillez agréer, Madame, l'assurance de nos meilleures salutations.
Le collectif de l'Ilot 8
L'article a été réalisé par Christophe Catsaros en mars 2025. arc en rêve souhaite remercier Monokrom Architectes pour le droit de publier les modélisation 3D. L'activité culturelle est sociale de l'îlot 8 peut être consultée sur le site de la Maison Jaune.