Dans la dernière alcôve de la galerie blanche d’arc en rêve à Bordeaux, 30 maquettes en plâtre rouge modélisent en creux des espaces de circulation comme 30 situations relationnelles qui conditionnent les capacités d’appropriation de l’architecture par ses usagers.
Dans l’exposition Lutte des classes, architectures et situations d’apprentissage, les productions de RAUM questionnent l’agencement de la matière comme une manière d’interroger l’architecture par elle-même. Par l’expérience de ce qu’elle produit, elle interroge les capacités d’interaction au monde de la discipline, en la recentrant sur ce qu’elle peut. Bien que l’architecture ne fasse pas pédagogie, qu’elle ne règle pas les conflits et ne soigne pas, la considérer pour ce qu’elle est en tant que dispositif construit n’est pas une position défaitiste. Il s’agit au contraire d’une opportunité concrète qui développe un regard critique en analysant les conditions structurelles et les situations spatiales qu’offre l’architecture.
Aussi, la première question que nous posons ici est « qu’est-ce que peut l’architecture ? », à l’heure où, d’une part, la construction demeure un outil de capitalisation1 et où, d’autre part, le milieu architectural lui-même regarde à côté, en cherchant en dehors de sa discipline les raisons de son existence. À ce que l’architecture peut, nous pouvons répondre, sans aucun doute, pas grand-chose. Et en même temps beaucoup : ce qui nous intéresse, au sein du territoire architectural de l’enseignement et des apprentissages, réside dans une façon de penser l’architecture non comme un outil pédagogique isolé mais comme le socle matériel qui rend un ensemble de systèmes relationnels possibles. Autrement dit, penser de manière objective l’architecture ne nous renvoie pas à chercher les effets de celle-ci mais nous intéresse à ses causes : au développement de l’ensemble des conditions de son intégration dans le milieu, ainsi qu’aux possibilités qu’elle déploie en termes de relation physiques et d’usages.
Au-delà de sa capacité à relier l’homme au lieu, l’hypothèse d’un espace hodologique énoncée par le philosophe et historien Jean Marc Besse en 20042 questionne le corps en mouvement à l’épreuve du paysage comme l’opportunité d’une définition complexe et surtout objective des « espaces de vie » et leur relation au déplacement. « Hodologie » provient du terme grec Hodos, chemin ou voie.
À l’interrogation de ce que peut l’architecture, la création de conditions spatiales favorables à l’appropriation en est une réponse très concrète, ancrée tant dans la façon matérielle de créer ces connexions que dans l’analyse du statut interstitiel entre celles-ci.
Comment transposer le couloir, l’escalier, l’entrée comme des espaces à part entière qui offrent les qualités de leur défaut ? Par essence indéfinis et servants, les espaces de circulation ouvrent l’opportunité de devenir autres. Les travailler en tant que tels, et non simplement comme résultantes de la nécessaire distribution entre les différentes entités programmatiques permet de poser les bases d’une démarche « efficiente », où la compacité apparaît alors comme une condition économique autant qu’énergétique qui limite les surfaces de déperdition et diminue la quantité de matière à mettre en œuvre pour le fonctionnement d’un bâtiment.
À l’instar du travail de Claude Parent et en surimpression à l’horizontalité des circulations, la pente et le déplacement vertical offrent une seconde hypothèse, celle de la démultiplication des usages permis par ces espaces « en plus » qui offrent une richesse spatiale fertile à la libre appropriation. Cette hypothèse révèle deux enjeux : celui des usages augmentés par la pente, les escaliers ou les gradins et celui de l’accompagnement de la topographie du lieu. De manière plus générale, cette mise à l’épreuve de l’architecture par la topographie nous déplace au-delà de l’usage pour ouvrir de possibles connexions au sol. Cette façon presque « primitive » d’envisager les connexions verticales en architecture a notamment été utilisée par Alexander Tzonis et Liane Lefaivre3 puis par Kenneth Frampton4 dans leurs recherches sur les conditions permettant de « reterritorialiser » l’architecture moderne dans leurs environnements.
Pensons au théâtre antique d’Épidaure qui s’appuie sur la topographie du lieu et où l’épreuve de la pente naturelle permet son adaptation au site et singularise le projet. Il s’agit bien du naturel, qui permet de transformer le caractère générique d’un projet exogène en un dispositif adapté, un agencement qui prend la forme du sol comme premier sujet. Par ailleurs, et pour rester dans le paysage grec décrit par Henry Miller en 19395 et dont la singularité des constructions à flanc de collines marqua profondément les modernes du CIAM6 III en 19337, nous pouvons observer comment, face à la topographie hellénique très marquée, l’hypothèse moderne « située » s’est pervertie en niant progressivement cette question. Depuis les années 1950, concomitamment avec l’industrialisation de l’agriculture (et pour les mêmes raisons), s’est opéré le déplacement progressif d’une architecture qui s’adapte à la pente et à la composition des sols vers une architecture plus générique qui s’appuie sur d’importants terrassements, rendus possibles par la mécanisation de la construction. Nous pouvons voir là comment l’idée de la « reterritorialisation » d’une modernité universelle a trouvé ses limites et comment le flux économique et technique uniformise par nature, lissant les possibilités singulières et désirs minoritaires.
Pour revenir au sujet du chemin, l’hypothèse d’un espace hodologique proposé par Jean Marc Besse nous intéresse donc probablement plus au travers de ses deux dernières notes (sur les quatre que constitue son introduction à l’hodologie dans la pensée contemporaine), qui proposent une interprétation plus objective de ce que font le chemin et le déplacement des corps à l’architecture.
En réponse à notre question initiale : ce que peut l’architecture, nous formulons deux hypothèses distinctes : la première s’appuie sur le travail d’accompagnement des cheminements au travers duquel une architecture hodologique peut offrir les conditions à des situations spatiales non programmées, et la seconde sur la capacité physique du sol et de la topographie à pervertir et rendre désirable un programme générique.
En d’autres termes et de manière plus générale, quels sont les moyens de singulariser l’architecture d’une part et de la relier à son territoire d’autre part ?
Il en ressort un positionnement critique vis-à-vis des uniformisations de toutes sortes, qu’elles soient modernes ou locales-vernaculaires (dans les deux cas, génériques) en ouvrant la voie de la singularité et de la différence. L’architecture hodologique deviendrait alors libératrice, et nous pourrions la transposer dans une image métaphorique, celle du bateau de Werner Herzog, qui dans le film Fitzcarraldo relie l’homme, l’opéra et la forêt amazonienne et dont Gilles Deleuze en interprète peut être l’une des plus belle relation entre l’homme et le monde : « Dans Fitzcarraldo, c'est encore plus directement que l'héroïque (le franchissement de la montagne par le lourd bateau) est le moyen du sublime : que la forêt vierge entière devienne le temple de l'opéra de Verdi et de la voix de Caruso.8 »
- Voir Jean-Louis Violeau, De quoi l’architecte est-il l’auteur, éditions du Moniteur, 2025. ↗
- Jean Marc Besse « Quatre notes sur l’introduction de l’hodologie dans la pensée contemporaine » publié dans Les carnets du paysage n°11, 2004. ↗
- Alexandre Tzonis et Liane Lefaivre, « The Grid and the Pathway: An Introduction to the Work of Dimitris and Suzana Antonakakis, with Prolegomena to a History of the Culture of Modern Greek Architecture », in Architecture in Greece, 15, 1981. ↗
- Kenneth Frampton, « Towards a Critical Regionalism: Six Points for an Architecture of Resistance », in Hal Foster (sous la direction de) The Anti-Aesthetic. Essays on Postmodern Culture, Bay Press, 1983. ↗
- Henry Miller, Le colosse de Maroussi (1941, éditions du Chêne, 1946 pour l’édition française). ↗
- Congrès International d’Architecture Moderne, NDE. ↗
- Architectures de la pente filmées (et scénographiées) dans les Cyclades par László Moholy-Nagy, et décrit dans l’ouvrage Moholy’s edit. The Avant-Garde at Sea, August 1933 de Chris Blencowe et Judith Levine, Lars Müller Publishers, 2018. ↗
- Gilles Deleuze, L’Image-mouvement. Cinéma 1, Éditions de Minuit, 1983, p. 251. ↗