L’exposition Impasse des Lilas, conçue par MBL au centre d’architecture arc en rêve à Bordeaux, confirme une sensation que j’ai depuis un certain temps : les expositions d’architecture deviennent plus intéressantes que les expositions d’art. Il y a un nombre croissant d’expositions d’architecture qui agissent comme des moteurs de changement et des espaces de résonance critique. Certaines de ces expositions fonctionnent comme des supports de recherche et d’expérimentation. Nombre d’entre elles traitent de questions qui dépassent l’architecture en tant que telle. Les expositions d’architecture semblent se tourner vers l’avenir et plus généralement vers ce qui déborde leurs limites. À l’inverse, les expositions d’art semblent regarder en arrière, adoptant des attitudes plus réflexives.

Bien entendu, en remontant aux collections aristocratiques du début de l’ère moderne et aux Salons du XVIIe siècle, on se rend compte que l’art a été bien plus exposé que l’architecture. Il n’est donc pas étonnant que les expositions d’architecture aient été éclipsées par celles d’art pendant la majeure partie du XXe siècle. Depuis leurs débuts modestes et isolés, marqués par la fondation du département d’architecture au Museum of Modern Art de New York au début des années 1930, et jusqu’à leur émancipation vers 1980, marquée par le lancement de la première Biennale d’architecture de Venise et la création de musées d’architecture et d’institutions dédiées, à Montréal, New York, Berlin, Vienne et Francfort, les expositions d’architecture se sont contentées d’imiter celles d’art. Encore aujourd’hui, de nombreuses expositions d’architecture semblent souffrir d’un complexe d’infériorité à l’égard des expositions d’art, bien que quelque chose ait changé au cours des deux dernières décennies.
Impulsion allégorique
Bien qu’Impasse des Lilas présente plusieurs œuvres d’art, telles qu’une sculpture en pierre de Lois Weinberger et une installation de Gustav Metzger, elle ne ressemble en rien à une exposition d’art. L’exposition évoque plutôt un cabinet de curiosités (Wunderkammer), un marché aux puces ou un vieux grenier rempli d’objets. Peut-être est-ce dû au fait qu’il faille monter l’escalier de l’ancien entrepôt labyrinthique qui abrite arc en rêve pour atteindre la galerie supérieure, située sous une charpente ouverte. Des maquettes, des livres, des documents, des œuvres d’art, des objets conçus par MBL, des textiles, des boîtes et des appareils sont disposés sur des plaques de Plexiglas au sol ou sur des socles transparents. Tels des pièces de puzzle éparpillées, ces objets attendent d’être arrangés et ordonnés selon l’imagination des visiteurs. On est immédiatement pris de curiosité, comme invité à découvrir quelque chose d’inattendu. Une impulsion allégorique anime la sélection des objets et déclenche des chaînes d’associations et de résonances.
La thématique d’Impasse des Lilas, à savoir que l’étalement urbain et l’homogénéisation de l’habitat sous la pression de l’industrie de la construction ont transformé l’environnement en France, n’est peut-être pas inédite. Cependant, l’exposition ne se contente pas d’illustrer cette thèse. Elle la prend plutôt comme point de départ pour articuler un réseau d’idées, de références, de connexions. Elle ne définit pas son sujet. Elle ne prétend pas qu’il existe une causalité stricte dans l’architecture, mais démontre plutôt ce que l’architecture pourrait être. Il n’y a pas de cartels. Des livrets détaillant les références permettent d’identifier les objets exposés. Ils sont disponibles en quantité et peuvent être emportés gratuitement par les visiteurs. L’orientation est donnée par les titres des différentes sections de l’exposition, inscrits sur des panneaux adossés aux murs. Ils contiennent des messages tels que « Ni la ville, ni la campagne », « Et le neutre et l’éclectisme », « L’allégorie du nuage », ou encore « Ne rien savoir tout découvrir ». Comme pour les objets au sol, leur signification n’est pas figée mais ouverte à l’interprétation. Par exemple, le titre « Ne rien savoir tout découvrir » résonne comme une devise sur la nature expérimentale des expositions d’architecture actuelles.

Le titre Impasse des Lilas, qui reprend le nom le plus communément donné aux nouvelles voies d’accès de lotissements résidentiels en France, fait aussi ironiquement écho à la célèbre déclaration de Robert Venturi et Denise Scott Brown « Main Street is almost all right » (la rue principale est presque bien). Selon mon interprétation, cela suggère que la trajectoire linéaire menant du modernisme au postmodernisme, que Venturi et Rauch avaient localisée dans le Strip de Las Vegas, se serait perdue dans un réseau de chemins sans issue. Ou, peut-être, que l’artère urbaine est devenue floue, nous confrontant à un modèle diffus de connexions qui ne sont ni urbaines ni rurales.
Twingo
Je m’attendais à ce qu’une maquette ou une photographie d’un des projets de MBL marque l’entrée de l’exposition. Cependant, au lieu d’une maquette de maison, les architectes ont choisi une maquette de soufflerie d’une Renault Twingo. J’ai toujours apprécié cette voiture robuste et bon marché des années 1990, tant pour son design que pour son nom, une fusion ludique des danses Twist, Swing et Tango. J’admire la triade de petites grilles de refroidissement placées de manière asymétrique. Je trouve également sympathiques les phares ronds qui ressemblent à des yeux scintillants et la silhouette dodue qui évoque un cochon d’Inde inoffensif plutôt qu’un prédateur agressif.
Pourquoi les architectes ont-ils placé la maquette d’une voiture dans leur exposition ? Est-ce une référence ironique au stéréotype de la voiture de luxe garée à côté d’un bâtiment, présent dans de nombreuses photographies d’architecture, au moins depuis Le Corbusier ? Est-ce un hommage à son design, qui reste d’actualité même après trente ans ? Ou s’agit-il plutôt d’une manifestation de la disposition de la classe moyenne à s’autosublimer, prise dans la spirale de l’emprunt et du déplacement pendulaire, dans une zone qui n’est ni urbaine ni rurale ? Ce véhicule étrange est-il finalement le véritable habitant des innombrables Impasses des Lilas disséminées dans toute la France ? La maquette d’un paysage pittoresque et standardisé de Didier Marcel, placée près de la voiture, et la carte d’un réseau routier de banlieue imprimée sur une feuille de Plexiglas penchent en faveur de cette interprétation.

La Twingo ressemble au petit canard en plastique jaune exposé à proximité, signé et offert aux architectes par Robert Venturi et Denise Scott Brown. Outre des représentations du travail de MBL, l’exposition contient plusieurs références historiques, comme les reproductions de la Face House de Kazumasa Yamashita et de la Maison Latapie de Lacaton & Vassal. Diverses et éclectiques, ces références vont au-delà de l’architecture et s’étendent au design industriel, à la science, à la littérature et à la culture pop. Elles rappellent des souvenirs collectés au cours des années d’apprentissage, de voyage et de travail et contiennent, par exemple, une tasse à café de Jasper Morrison et une collection de stylos BIC.
Stagnation de l’exposition d’art
Impasse des Lilas pose des questions mais ne prétend pas avoir toutes les réponses. Chacune des sections présente un autre ensemble de fragments de pensée, de spéculation et de jeu. Ce qui me ramène à l’observation évoquée plus haut, selon laquelle les expositions d’architecture sont plus innovantes que les expositions d’art. Bien sûr, il ne fait aucun doute que les expositions d’art sont aujourd’hui en plein essor, qu’elles ont du succès et qu’elles sont populaires. Elles attirent des millions de visiteurs et sont des leviers de l’industrie du tourisme. Cependant, le dispositif des expositions d’art n’a guère évolué au cours des cinquante dernières années. Depuis les années 1960, le white cube, le loft vide et, dans une certaine mesure, l’environnement du centre-ville restent les toiles de fond privilégiées pour la présentation des œuvres d’art. Les expositions d’art, contrairement à la période allant du milieu du XIXe à la fin du XXe siècle, ont perdu leur fonction normative.
Comment comprendre ce déclin ? D’une part, il s’agit d’une fonction du pouvoir dominant du marché et de l’industrie du tourisme. Le courant dominant des expositions d’art est indexé sur la présentation d’œuvres d’art de collection et sur les accumulations spectaculaires d’objets de valeur, de chefs-d’œuvre et de trophées. Tant au niveau du contenu (ce qui est exposé) que de la forme d’exposition (la manière dont ceci est exposé), ces expositions adhèrent à un système canonique de valeurs qui prend racine dans le marché de l’art. Contrairement au domaine de l’art, il n’existe pas en architecture de marché substantiel pour les objets de collection. Il n’existe pas de système de valeurs équivalent en l’architecture. Après un bref essor autour de 1980, le marché des maquettes et des dessins d’architecture a pratiquement disparu. Contrairement à ce qui se passe dans le domaine de l’art, les collectionneurs et les marchands n’exercent aucune influence sur le choix du contenu des expositions d’architecture. Le prix des documents d’architecture est négligeable par rapport à celui des œuvres d’art.

Une autre raison de ce blocage conceptuel des expositions d’art est le résultat de l’impact de leur « contemporanéité ». « L’art contemporain » – une conception fondamentalement anhistorique de l’art en tant que phénomène autoréférentiel et autonome – a remplacé ce que l’on appelait « l’art moderne » – un art légitimé par la relation à sa propre histoire. L’historicisme et l’autonomie sont les piliers tant de l’art moderne que de l’art contemporain. Dans le domaine de l’architecture, la « contemporanéité » n’existe pas. Il existe quelque chose que l’on peut appeler « architecture moderniste » et quelque chose que l’on peut qualifier d’« architecture postmoderniste », la portée de ces signification après n’a rien à voir avec le concept de contemporanéité dans l’art. En architecture, le système de périodisation et de distinction stylistique s’effrite et l’horizon temporel s’élargit de plus en plus. Il s’étend du présent à la préhistoire, de l’artifice au géologique, dessinant un spectre allant du « fait par l’homme » au « plus qu’humain ». L’architecture n’est pas isolée du reste du monde, ni de l’histoire.
Compensation d’une théorie de l’architecture absente
L’immobilisme des expositions d’art contraste avec l‘évolution dynamique des expositions d’architecture. Depuis les années 2000, la Biennale d’architecture de Venise et certains lieux comme arc en rêve, le FRAC Orléans et la Triennale de Milan ont évolué pour devenir des terrains d’essai pour de nouvelles idées, de nouveaux formats et de nouveaux thèmes. Elles sont étroitement liées au monde universitaire, à l’enseignement supérieur, aux revues spécialisées et à la recherche. Elles attirent par ailleurs de plus en plus de visiteurs. Initialement modeste extension de la Biennale d’art, la Biennale d’architecture de Venise attire aujourd’hui presque autant de visiteurs que sa grande sœur, fondée en 1895. De nombreuses biennales et triennales d’architecture, de Sharjah à Chicago, de Tbilissi à Rotterdam, attestent d’une demande croissante pour ce type d’évènements.

Mon hypothèse est que cet essor est lié au fait qu’il y de moins en moins de théorie en architecture. Dans une certaine mesure, les expositions jouent le rôle de la théorie, c’est-à-dire le point de vue à partir duquel les phénomènes peuvent être observés, négociés de manière critique, décrits et modifiés. Rétrospectivement, il semble que les expositions d’architecture aient commencé à prendre vie et à avoir un impact critique précisément au moment où la théorie de l’architecture s’est éteinte, vers 1980. L’emblématique Strada Novissima à l’Arsenale de Venise symbolise ce basculement, dont on pourrait parler comme de la « fin » de la théorie de l’architecture moderniste ou du « début » du postmodernisme. Mais ces notions ont perdu leur emprise avec la dissipation d’un horizon théorique.
Mon hypothèse est la suivante : plus la théorie est puissante, plus les expositions sont faibles. Lorsque l’emprise conceptuelle est claire et précise, les expositions se contentent d’illustrer et de documenter ce qui est déjà bien établi. En revanche, lorsque la théorie s’affaiblit, les expositions gagnent en importance. Il se pourrait que les expositions remplissent une fonction compensatoire : elles représentent, articulent, rendent visible et montrent quelque chose qui ne peut être dit de manière adéquate et qui échappe aux concepts existants. La pertinence d’expositions telles qu’Impasse des Lilas réside dans leur capacité à permettre une ouverture et une liberté de perception. Elles fonctionnent comme le début d’une pièce de théâtre, pleine de possibilités. Impasse des Lilas rend visibles des rues sans issue, mais en tant qu’exposition, elle est tout sauf une impasse.
Extrait du livre Impasse des Lilas, MBL architectes, 2025.
Publié par Accattone (Bruxelles) et arc en rêve (Bordeaux) avec les contributions de Carlo Menon, Orfée Grandhomme, Sophie Dars, Ismaël Bennani, Alexandra Midal, Thomas Daniell et Philip Ursprung.
édition bilingue anglais - français / 252 pages.