Le logement, enjeu de conception architecturale
Faire la ville avec le logement est à l’heure actuelle un défi politique et sociétal. Dans les années 1990 et au début des années 2000, la redécouverte des centres-villes a entraîné un renouvellement urbain en Europe, sous la forme de nouveaux quartiers à usage mixte. Aujourd’hui, la crise généralisée du logement oblige les acteurs du secteur à produire de grandes quantités de logements, souvent dans le cadre d’un usage monofonctionnel. Le logement est devenu une question de chiffres – et un problème que l’on prétend résoudre par les chiffres. Le coût des habitations, le nombre d’unités nécessaires ou encore les diverses mesures d’incitation fiscale font quotidiennement irruption dans l’actualité médiatique.
Si la qualité des logements est une préoccupation partagée par l’ensemble des professionnels, il existe en revanche un déficit de recherche critique sur les typologies d’habitat, et quasiment aucune étude sur les formes urbaines que ces typologies engendrent. Pourtant, la façon dont nous produisons des logements induit bien une forme, qui ne peut être séparée du processus de construction. Cette forme a des implications physiques majeures sur la façon de concevoir nos villes, en particulier lorsqu’il s’agit de construire des zones entières en partant de zéro.
Doter la ville d’une forme particulière soulève cependant la question de sa signification et de son orientation ; c’est pourquoi l’on préfère bien souvent que cette forme reste aussi élusive que possible. Pour autant, si nous voulons limiter nos déplacements, réduire notre consommation de ressources et faire évoluer nos modes de vie, la forme physique de la ville devrait être un sujet de discussion central – afin de définir ensemble les villes que nous construirons demain. Le logement est le reflet de la ville qui existe déjà et de celle que nous pourrons construire : c’est un enjeu de conception architecturale, auquel on peut donc apporter des solutions architecturales.
L’exemple qui suit décrit une solution de ce type dans la ville de Phoenix, en Arizona.
Phoenix, étude de cas
Le programme des Case Study Houses réunit trente-six projets de maisons modernes et économiques – construites ou restées au stade de projet – faisant appel à des techniques de construction inédites. Lancé en 1945 par John Entenza, rédacteur en chef de la revue Arts and Architecture, ce programme visait à démontrer qu’une architecture bien conçue pouvait rester abordable, et s’appliquer à d’autres situations que celle d’un luxueux foyer unifamilial. Parmi les « études de cas » sélectionnées, deux seulement concernaient des projets constitués de plusieurs unités d’habitations, et un seul fut effectivement construit : The Triad, à Phoenix, en 1963.
Capitale de l’Arizona, Phoenix est située en plein désert de Sonora. Les terres étaient autrefois administrées par le peuple amérindien des Hokohams, qui avaient mis en place un système de canaux permettant d’irriguer les sols à partir de la Salt River, afin de les rendre cultivables. L’arrivée du chemin de fer en 1880 a entraîné le développement d’un centre urbain fondé sur les échanges commerciaux, mais c’est seulement dans les années 1950 que la croissance urbaine explose, notamment grâce aux progrès de la climatisation.
On comprend mieux la ville de Phoenix si l’on fait le trajet en voiture depuis Los Angeles, par l’Interstate 10. Les quatre heures de route entre Palm Springs et Phoenix se font à travers un désert, interrompu seulement par la vallée du fleuve Colorado à la frontière de l’Arizona et de la Californie. Une fois franchie cette frontière entre les deux états surgissent les cactus Saguaros, souvent appelés « sentinelles du désert ». Aux abords de Phoenix, le réseau routier se densifie avec l’apparition de zones commerciales et résidentielles. Les grandes autoroutes qui s’arrêtent net au milieu de nulle part semblent indiquer une planification urbaine conçue en vue d’une croissance et d’une extension illimitées. Si ce n’était les quelques tours du centre-ville, dressées comme des Saguaros à l’horizon, on pourrait presque traverser l’agglomération sans prendre conscience que l’on se trouve au cœur de l’un des plus vastes espaces urbains des États-Unis.
Le climat de l’Arizona attire des populations venues de tout le pays, et la ville a grandi de façon spectaculaire. En une soixantaine d’années, Phoenix est passée de 60 000 à un 1,5 million d’habitants (hors banlieues), et elle est aujourd’hui la cinquième ville américaine par la taille. Si elle est longtemps passée au second plan derrière Los Angeles, Metro Phoenix (la métropole qui réunit Phoenix, Scottsdale et Mesa dans la continuité d’un même tissu urbain) est aujourd’hui l’une des régions métropolitaines dont la croissance est la plus forte, avec une population dépassant les 4,3 millions d’habitants, au beau milieu du désert.
Toutefois, l’attractivité a un prix. Phoenix, dont le climat devient de plus en plus extrême, est l’une des villes américaines les moins résilientes. Fortement dépendante des « trois A » – automobile, air conditionné, atmosphère – la ville semble irrémédiablement vouée à se nourrir de polluants. Avec une population en constante augmentation, les problèmes commencent pourtant à s’accumuler et Phoenix pourrait connaître bientôt la multiplication des pannes électriques – lesquelles constitueraient une véritable catastrophe si elles survenaient en été (avec des effets dix fois plus délétères que la vague de chaleur de l’an 2000 en Europe). Si la ville ne réduit pas drastiquement sa consommation d’eau, une autre conséquence inéluctable sera la sécheresse : comme la Californie, elle tire ses ressources hydriques du fleuve Colorado, et ces dernières sont déjà très limitées. Autre sujet de préoccupation, à Phoenix, les températures caniculaires et les tempêtes de sable sont en train de devenir la norme plutôt que l’exception. Devant ces différents constats, plusieurs scientifiques vont jusqu’à envisager la fin de la ville à plus ou moins brève échéance.
Cela n’empêche pas pour autant les nouveaux habitants d’affluer en masse, attirés par la ville et par son ensoleillement, et de nombreux architectes se sont eux aussi établis à Phoenix. Dans les années 30, Frank Lloyd Wright a été l’un des premiers à y venir, pour fonder en plein désert le domaine de Taliesin West, où il accueillera quantité d’architectes, dont certains, comme Paolo Soleri, s’établiront en Arizona de façon définitive.
Alfred Newman Beadle faisait partie de ce contingent migratoire. En 1951, il quitta le Midwest américain pour Phoenix et l’Arizona, à la recherche du soleil et d’opportunités professionnelles dans une ville en plein essor. Son père possédait à l’origine une entreprise de fabrication de cuisines, où Beadle avait pu observer les techniques de construction standardisée telles qu’on les pratiquait à l’époque. À l’entrée en guerre des États-Unis, en 1944, il rejoint les Seabees (United States Naval Construction Batallions), l’unité de génie militaire de la marine américaine. Ces deux ans passés dans l’armée, essentiellement dans les îles du Pacifique, lui ont permis de développer d’excellentes capacités techniques et ont éveillé son intérêt pour les systèmes de construction modulaires. De retour dans le Minnesota, inspiré par le travail de Mies van der Rohe, il entreprend de construire à son tour des maisons avec sa Beadle Equipment Company, avant de partir tenter sa chance à Phoenix.
Al Beadle était un architecte autodidacte, sans licence professionnelle officielle. Convaincu que c’est par la pratique que l’on atteint la perfection, il choisit de bâtir ses propres projets. À son arrivée en Arizona, il réussit à obtenir immédiatement une licence d’entrepreneur du bâtiment mais, malgré la croissance urbaine phénoménale, ses premières années à Phoenix ne furent pas faciles. Toujours à la recherche de clients, il se mit à concevoir et construire des maisons pour lui-même et pour sa famille, les cédant ensuite l’une après l’autre. C’est ainsi qu’entre 1949 et 1963, onze maisons furent bâties par ses soins.
En 1963, Beadle conçut les Triad Apartments, un complexe de plain-pied composé de trois unités d’habitation regroupées autour d’un espace commun, ainsi que d’un garage et d’une buanderie. Les unités sont organisées de telle façon que le salon et la cuisine de chacune d’entre elles donnent, à travers une grande verrière, sur l’espace partagé, tandis que les pièces situées sur l’arrière disposent d’une petite cour privative.
L’ensemble du Triad est construit sur une grille modulaire (modular grid) de 10 pieds sur 14 (soit environ 3 mètres par 4,2). Ces dimensions correspondaient à la taille standard des poutres en bois disponibles sur le marché à l’époque, ce qui permettait de construire rapidement et à moindre coût. Une fois assemblée, la structure était simplement garnie de cloisons en briques ou de parois de verre. La grille à vocation structurelle et économique devenait ainsi le vecteur d’une production de masse. Avec le Triad, Beadle voulait prouver qu’il était possible de construire un habitat collectif de qualité à des prix abordables. Mais c’est une démonstration difficile à établir à une échelle aussi réduite, et il entreprit donc de tester sa stratégie sur des opérations de plus grande envergure.
Construit sur le même principe que le Triad, l’ensemble The Boardwalk compte ainsi trente-quatre unités sur un module de 12 pieds carrés. Situé sur la 36e rue, c’est-à-dire à huit rues du Triad en allant vers l’ouest, il est constitué d’unités de plain-pied, disposées autour d’un espace vert commun surmonté d’une pergola. On accède au lotissement par une promenade en bois (en anglais, boardwalk), qui parcourt le complexe tout entier. Des espaces de stationnement sont aménagés le long de deux allées latérales.
Construit la même année que le Triad et le Boardwalk, l’ensemble Three Fountains pousse encore plus loin le principe initial, pour une opération qui gagne en densité. Il propose cinquante-neuf appartements d’un étage avec jardin – unités d’environ 100 mètres carrés chacune, organisées à partir d’un module de 16 pieds carrés. Sur le plan, certains des appartements, regroupés en îlots de quatre à sept unités, pivotent de quatre-vingt-dix degrés pour introduire de la variété dans la configuration des espaces extérieurs, toujours dans le cadre de la grille retenue. On accède à chaque unité à la fois par l’espace commun, exclusivement piéton, et par les allées latérales de stationnement, dans ce cas, à travers un patio extérieur prolongeant l’espace à vivre de l’appartement. Des toiles sont tendues au-dessus de la structure dans les espaces collectifs comme dans les patios privatifs, pour apporter de l’ombre et de la fraîcheur. Le complexe tire son nom des trois fontaines disposées à l’entrée, et compte aussi deux piscines pour les riverains.
Une Amérique collective
Il est impossible de réduire la grille, qui est à l’origine de tout le travail de Beadle, à un modèle abstrait ou à un simple système constructif. Elle est avant tout une expérience physique – un milieu de vie commun, à l’exact opposé de la simple accumulation d’unités selon des principes de construction standardisés.
Dans les projets collectifs que Beadle a conçus tout au long de sa vie, la grille tridimensionnelle est sans cesse présente : elle détermine les unités d’habitation, donne aux patios leur dimension privative et définit physiquement l’espace commun. Elle établit en outre un lien concret entre le privé et le collectif, les mêmes poutres traversant à la fois les patios privatifs et les parties communes.
Dans l’ensemble du complexe Boardwalk, les unités sont entièrement vitrées, sans pour autant priver les occupants du sentiment d’intimité. Par le recours aux pergolas et à des espaces paysagers agencés selon la grille, le jeu sur la disposition des interstices collectifs permet de créer différents degrés d’intimité. L’architecture et le paysage forment un tout et viennent intensifier l’effet d’échelle du complexe, créant la proximité sans promiscuité. La végétation, qui fait elle aussi écho à la grille, produit une sorte de microclimat, un espace ombragé dans une ville où le soleil peut se montrer tranchant comme un rasoir.
Le résultat est un espace qui cesse d’être public mais qui, à l’intérieur du complexe, appartient à toutes les unités et fonctionne comme un subtil prolongement des intérieurs. L’espace collectif est relié à la rue par une entrée piétonne, conçue et traitée avec une grande clarté. Ici, le caractère monumental de la Farnsworth House de Mies van der Rohe est détourné en invitation publique à entrer dans le Boardwalk, ce qui lui donne tout son sens.
Bien entendu, dans la période de l’après-guerre, Beadle était loin d’être le seul architecte à tenter de rendre le logement abordable. Beaucoup d’architectes américains du XXe siècle ont exploré des modèles d’habitat individuel offrant plus de densité et un meilleur rapport coûts/efficacité. Le travail de Gregory Ain (1908-1988), qui a vécu et travaillé surtout à Los Angeles, mérite à cet égard une mention particulière.
En 1938, Gregory Ain conçut les Dunsmuir Flats, un ensemble de quatre appartements sur une parcelle individuelle de seulement 15 mètres de large. Dans ce projet aux coûts très maîtrisés, les unités sont alignées et étagées sur toute la profondeur de l’étroite parcelle. Elles sont accessibles par les garages situés à l’avant du bâtiment, au bout d’une allée. Chaque appartement dispose d’une entrée indépendante, d’un patio et d’un jardin privatif, avec une aération traversante. Pour économiser l’espace et offrir différentes possibilités de configuration à l’intérieur des appartements, l’architecte a prévu des cloisons et des claustras conçus pour coulisser.
Pour Gregory Ain, le projet des Dunsmuir Flats marque le début d’une décennie de réalisations d’habitat collectif. La plus célèbre d’entre elles reste sans doute les Avenel Homes, construites en 1947 dans le quartier de Silver Lake, pour une communauté d’une dizaine de familles. Le complexe est ainsi constitué de dix unités identiques de 89 mètres carrés, chacune comportant trois chambres. Elles sont regroupées en deux rangées de cinq maisons, accessibles depuis la rue par une allée, et agencées de telle sorte que chacune dispose, d’un côté, d’une vaste terrasse attenante aux pièces à vivre et dotée d’une belle vue et, de l’autre, d’un petit patio privatif et d’une entrée.
Les deux projets de Ain ont en commun le recours à la répétitivité et à la standardisation pour assurer la maîtrise des coûts. Mais grâce à la disposition des unités et au jeu avec la topographie, chaque résident perçoit son propre espace comme unique. Aux côtés de l’architecte-paysagiste Garrett Eckbo, avec lequel il a collaboré pour la plupart de ses projets, Ain a ainsi montré comment l’intégration de l’architecture, du paysage et de l’aménagement urbain permettait de densifier l’habitat en conservant un niveau de qualité élevé.
Les projets de Beadle sont cependant allés encore plus loin, en intégrant ce cadre de vie à l’environnement urbain. Chaque unité d’habitation est ainsi conçue par rapport aux autres logements, sans réduire leurs qualités individuelles. Ce n’est plus la forme architecturale qui compte, mais l’espace produit par la forme urbaine. Ici, la grille intervient comme un modèle urbanistique, créant des liens entre la typologie architecturale des résidences et l’espace produit par la forme urbaine qui les accueille.
Ces projets démontrent une capacité à fabriquer la ville à partir de l’habitat, à travers le modèle urbanistique de la grille, en produisant des trames urbaines plus denses que les résidences individuelles alentours, mais tout en conservant – voire en intensifiant – les qualités que l’on est en droit d’attendre d’une maison individuelle. Le tout à des prix abordables et en s’appuyant sur divers modèles économiques (immobilier locatif, copropriété, etc.)
Après une semaine passée à sillonner la zone métropolitaine de Phoenix, du désert de Cave Creek au centre-ville (désormais doté d’une nouvelle orientation urbaine et d’un nouveau système de transports publics), on se rend compte que les projets d’habitat collectif de Beadle se distinguent parmi les lieux les plus « urbains » de la ville, au même titre que le centre commercial Fashion Square de Scottsdale ou le campus de l’université ASU. Traverser Three Fountains ou le Boardwalk, c’est déambuler dans des espaces inédits. Les ombres projetées par la végétation et par les toiles se déplacent avec le soleil, et les ampoules qui éclairent les espaces communs s’allument à la tombée de la nuit. C’est lorsque chacun vaque à ses occupations que l’esprit collectif du lieu prend tout sa force.
Architecte à Phoenix et enseignant à Taliesin West, Michael P. Johnson, qui nous a guidé pour notre première découverte du Triad, du Boardwalk et de Three Fountains, les qualifie de « projets héroïques ». Il est convaincu que « le plus beau cadeau que nous ait laissé Al Beadle était le souci éthique d’un habitat modeste pour l’après-guerre ». À cette époque, sa passion pour des projets résidentiels abordables pouvait en effet paraître assez héroïque. Aujourd’hui pourtant, dans une ville comme Phoenix – qui semble vouée à disparaître dans le courant du XXIe siècle si elle ne trouve pas un moyen de limiter son empreinte sur l’environnement et le territoire – cet aspect héroïque prend une toute nouvelle signification : il nous encourage à sauter le pas et aller vers l’espace partagé, sans sacrifier les dimensions de la vie privée. Il devient en cela le symbole d’une certaine forme de résilience.
La ville horizontale
Les conditions extrêmes observées à Phoenix sont utiles pour mettre en évidence l’urgence climatique à laquelle nous sommes confrontés, mais le problème ne doit pas pour autant être pris à la légère dans d’autres villes au climat pour l’heure plus clément. En France, lorsque la population augmente d’un seul habitant, ce sont environ 1500 mètres carrés de surface naturelle qui sont artificialisés. Au lieu de nous faire simplement peur, ces chiffres devraient nous inciter à explorer d’autres formes de densité, plus judicieuses – non seulement pour les citadins irréductibles, mais aussi pour celles et ceux qui rêvent d’une maison individuelle ou d’un jardin.
Le discours contemporain sur le retour à la ville et à la densité des modes de vie urbains est étroitement lié à la notion de développement durable, à l’instar des écoquartiers qui fleurissent un peu partout, en Europe et ailleurs. Mais il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui, l’attractivité des grandes villes provient aussi en partie du recul de leur population (par rapport aux villes du XIXe siècle), et du transfert d’une part de ces habitants dans l’étalement urbain désormais si unanimement critiqué. La ville densifiée et accueillante que nous appelons de nos vœux est indissociable de sa banlieue : inventer des modes de vie durables est tout aussi essentiel, sinon plus, dans ces territoires de périphérie que dans les centres-villes.
En 2010, nous avons commencé à travailler pour Bordeaux Métropole et avons participé à une étude pour la production de 50 000 nouveaux logements dans sa zone métropolitaine. La région bordelaise est en croissance rapide, et le besoin de logements se fait donc sentir. Réputée pour son climat et sa douceur de vivre, la ville attire toujours plus de touristes et de nouveaux habitants. Le prix des logements a plus que doublé en seulement quelques années, et Bordeaux fait désormais partie des villes les plus chères de France. En 2017, une nouvelle ligne à grande vitesse s’est ouverte entre Paris et Bordeaux, les mettant à un peu plus de deux heures l’une de l’autre – atout qui est venu renforcer le potentiel de croissance de la capitale régionale. Se loger est devenu un problème central dans la région, et le déficit de logements abordables est de plus en plus marqué.
Avec cette étude portant sur 50 000 nouveaux logements, Bordeaux Métropole souhaitait développer des solutions permettant de construire mieux, pour moins cher et plus rapidement, dans le résidentiel. En s’attachant successivement aux aspects qualitatifs et quantitatifs de l’habitat, cette étude nous a offert la possibilité de nous pencher plus avant sur les liens entre typologie de logements et forme urbaine. Les solutions de l’équation entre quantité et qualité sont multiples et cumulables entre elles (construire des systèmes plus simples et robustes, penser le changement en concevant des structures adaptables, recourir à de nouveaux moyens de production, comprendre les réalités locales, ou encore changer de modèles économiques, pour n’en citer que quelques-unes), mais concentrons-nous un instant sur les solutions d’ordre spatial.
L’essentiel du tissu métropolitain bordelais est constitué d’une trame résidentielle horizontale. L’ingrédient originel de ce tissu urbain est l’échoppe bordelaise traditionnelle, maison à un niveau, étroite et développée en profondeur. Apparue au XVe et occupée jadis par les marchands et les artisans, elle est devenue depuis une typologie résidentielle très prisée. Un coup d’œil au plan d’urbanisme entré en vigueur en 2017 suffit pour comprendre que cette ville horizontale entend rester basse : dans 56% des zones urbaines situées sur le territoire de la métropole, les constructions sont désormais limitées à un étage.
Ces nouvelles restrictions ont constitué un coup dur pour les promoteurs, habitués à développer des immeubles collectifs de trois ou quatre étages sur des parcelles individuelles. Mais la « ville horizontale » étant tout simplement trop vaste pour être ignorée, il n’y a pas d’autres choix que d’accepter ce nouveau paradigme.
En même temps, à l’heure où nos modes de vie contemporains tendent à un plus grand chevauchement entre domaine public et domaine privé, et entre travail et loisirs, la définition de l’habitat est en train d’évoluer.
Le brouillage de ces lignes de démarcation, loin de réduire la place de l’habitat dans l’environnement urbain, contribue à lui donner un nouveau rôle, éminemment central. Dans la ville horizontale, les nouveaux modes de vie modifient les besoins : la population âgée, en croissance, requiert de nouveaux dispositifs d’assistance plutôt que davantage de distance ou d’isolement ; les familles peu nombreuses et les ménages monoparentaux recherchent des espaces plus petits, mais avec davantage de flexibilité… La technologie a aussi un rôle important à jouer dans ce contexte, parce qu’elle offre de nouvelles possibilités d’interaction (par exemple, des applications qui facilitent la cohabitation entre personnes âgées et parents isolés) et parce qu’elle modifie la configuration de l’espace public. Mais l’offre adaptée de structures physiques est elle aussi essentielle dans le réaménagement de la ville horizontale, pour la rendre plus diverse, plus dense et, à terme, résiliente aux changements auxquels nous sommes confrontés.
Individuel rapproché
Les projets d’habitat collectif d’Al Beadle peuvent être considérés comme relevant de l’individuel rapproché. Ici, le terme de « rapproché » exprime la notion de densification de l’aménagement – non pour rechercher la densité en soi, mais pour trouver la bonne distance entre les habitations, et donc entre les personnes.
Le concept d’« individuel rapproché » peut être décrit selon cinq principes.
1. La grille comme modèle urbanistique
La grille va au-delà de son rôle structurel pour devenir un modèle en termes d’urbanisme. S’adaptant aux besoins des habitations et aux contraintes du site, elle est toujours spécifique au projet. Ainsi, elle est à la fois système intégré et système intégral, créant sa propre cohérence tout en restant conforme au contexte d’ensemble. Cette logique d’assemblage favorise la lisibilité du champ collectif auquel appartient le projet.
2. Architecture et jardin
L’architecture et le jardin forment un tout. Considérés ensemble et simultanément, ils permettent à des environnements plus complexes et plus riches d’émerger.
Le paysage devient un outil pour ancrer l’architecture et créer de la proximité sans promiscuité.
Plus le paysage est abondant et diversifié, plus l’architecture peut se permettre d’être simple – et dense.
3. Environnement collectif
La qualité de vie résulte de la production d’un tissu collectif plutôt que de la juxtaposition de typologies ou d’objets architecturaux. Le curseur se déplace ainsi de l’individuel – intégralement privé et dépendant de chaque résident – vers la dimension collective.
4. Qualité individuelle
La qualité individuelle est préservée, même avec une densité plus importante. Grâce à divers dispositifs de transition, chaque habitation dispose d’espaces privés et intimes. L’espace collectif et l’espace individuel conservent l’un comme l’autre leurs qualités intrinsèques.
5. Nouvelle mobilité
La voiture cesse d’être au centre du système, sa circulation est rationnalisée et limitée à certaines zones spécifiques. Cela ouvre le champ à d’autres modes de déplacement, créant de nouvelles opportunités de contact entre la maison et le domaine public. Lorsque la porte du garage n’est plus ce qui sépare la maison de l’extérieur, des transitions nouvelles et plus intéressantes peuvent être envisagées.
L’individuel rapproché est un modèle intéressant d’urbanisation, dont les principes peuvent être appliqués et adaptés à des contextes particuliers. L’utiliser comme un outil permettant de connecter la typologie résidentielle à l’environnement urbain permettrait de produire de nouvelles modalités de la vie urbaine dans la ville horizontale.
Vers une métropole-jardin
L’individuel rapproché peut être organisé sous différentes formes et à différentes échelles, allant de la réunion de quelques résidences à plusieurs centaines. Envisagé à plus grande échelle, il devient un système d’urbanisation en soi, qui considère la périphérie comme une forme spécifique, complémentaire du centre-ville – une forme ouverte et résiliente dans le temps.
Elle anticipe la vision d’une Métropole Jardin.
Dans son ouvrage de 1944, The New City; principles of planning, l’architecte et urbaniste allemand Ludwig Hilberseimer développait son approche de l’aménagement urbain sur la base d’une totale interdépendance entre architecture et urbanisme. Il classait les développements urbains en deux catégories : la forme organique et la forme géométrique. Selon lui, la forme organique, liée à une culture mystique, est davantage associée à l’idée d’une communauté libre, déterminée par chacune de ses composantes individuelles autant que par le tout. Rattachée à une culture magique, la forme géométrique est pour sa part associée à l’idée d’une communauté autocratique, où la construction individuelle est subordonnée à un principe d’urbanisme. Quoiqu’elles existent rarement dans une forme pure, Hilberseimer avance que l’on peut toujours détecter l’une ou l’autre de ces deux tendances en observant n’importe quel type d’urbanisation, sur la planète et à travers l’histoire.
Les villes d’aujourd’hui sont presque intégralement planifiées au travers de réglementations, de normes, de projets d’aménagement… L’image organique, que beaucoup semblent révérer, cache une réalité organisée qui dépend de principes de planification très clairs, et la ville horizontale ne fait pas exception. Si l’on observe comment le zonage et la réglementation configurent les villes françaises, il apparaît de façon évidente que ce territoire-là est lui aussi géométrique, au sens où l’entendait Hilberseimer. Et il se doit de l’être. Si l’on veut maîtriser le changement climatique et les multiples défis qui l’accompagnent, il nous faut incontestablement planifier les choses à l’avance.
La transformation de la ville horizontale se fait actuellement soit par la création de nouveaux quartiers plus denses – très souvent labellisés « écoquartier » ou « cités-jardins » –, soit par la densification de parcelles individuelles, avec des procédés de type BIMBY (build in my backyard, c’est-à-dire « construire dans mon jardin »). La première option, celle des nouveaux quartiers densifiés, est souvent en totale contradiction avec le contexte dans lequel elle s’implante, semant le paysage d’îlots autarciques. La seconde relève davantage de l’acupuncture : l’échelle de la résidence individuelle, quelle que soit sa densité, ne sera jamais suffisante, et l’avenir de la ville horizontale ne peut pas être abandonné aux seuls usages individuels.
L’individuel rapproché est l’expression d’une nouvelle philosophie, celle de la Métropole Jardin. Si nous parvenons à projeter une évolution radicale de la ville horizontale, visant à intensifier l’environnement tout en préservant ses qualités existantes, parmi lesquelles l’horizontalité, le désir individuel et le besoin de nature, alors nous pourrons envisager la Métropole Jardin comme le lieu de nouveaux modèles résilients de vie et d’habitat. Il faut pour cela une nouvelle organisation du territoire, où le paysage et les jardins deviennent la structure préexistante qui définit les règles de mise en œuvre individuelle et fixe des objectifs chiffrés en termes de densité et de collectif. Cela milite pour une association du programme et des habitants passant par le paysage, au lieu d’un divorce d’avec celui-ci.
La Métropole Jardin nous invite à habiter la Terre au sein d’un paysage ouvert et partagé, où les limites ne constituent plus un problème, mais sans sacrifier l’intimité ni la vie privée. Il devient ensuite possible de regarder et comprendre comment, à l’intérieur d’une structure commune, chaque habitant peut construire sa propre histoire, tout en participant à l’émergence d’un environnement collectif.
Les projets collectifs de Beadle sont des formes géométriques qui ont incontestablement fait l’objet d’une planification. Mais elles sont aussi des environnements naturels au sein desquels chaque résident peut s’investir, et elles offrent des espaces d’interaction et de partage. Dans une ville où le soleil peut devenir un ennemi redoutable, l’organisation cartésienne induite par la grille a permis en outre de construire des projets à forte densité, mais accompagnés d’une abondante végétation naturelle et d’un climat de fraîcheur. Il en résulte une architecture à la fois rationnelle et romantique.
C’est là tout le potentiel de la Métropole Jardin.
Good design
On prête à Mies van der Rohe la formule selon laquelle il n’est pas possible d’inventer une nouvelle architecture tous les lundis matin. C’est certes vrai mais, en réinterprétant les modèles d’hier pour les adapter aux circonstances et aux problèmes d’aujourd’hui, nous pouvons apporter de nouvelles réponses.
Al Beadle, quant à lui, ne cherchait pas à inventer une nouvelle architecture. Pour expliquer sa relation à Mies van der Rohe, il déclarait ainsi :
« Mies était un héros. À cette époque-là, je ne comprenais pas vraiment l’ampleur académique de son importance. Je savais juste qu’il avait raison. Je le sentais. Et je n’ai jamais voulu faire autre chose. »
S’il a bien appliqué les principes modernistes de Mies van der Rohe dans ses projets, il les a surtout poussés beaucoup plus loin, pour aller jusqu’à proposer une architecture véritablement démocratique. Dans son expression concrète, la grille de Beadle matérialise sa conception du mouvement moderne en tant que projet physique et spatial, avec la conviction qu’une bonne architecture peut changer la vie. Il ne s’agissait en rien d’une volonté « d’éduquer » les gens – trait souvent reproché au mouvement moderne – mais simplement d’un désir de faciliter le quotidien. Beadle disait de ses projets qu’ils étaient des lieux où « fabriquer la romance ». Ce qu’il entendait par-là, c’était le principe même de la vie et, pour chacune et chacun, la liberté de réaliser ses rêves.
C’est ce que toutes les maisons devraient pouvoir offrir. Et tout cela se résume à un good design, à une bonne conception architecturale.