Fanny Léglise. Vous avez visité l’exposition Nouvelles saisons, autoportraits d’un territoire à plusieurs reprises et observé le roulement des contributions présentées. Qu’en avez-vous pensé ?
Susanne Eliasson. Les propositions sont très intéressantes, toutes en finesse, mais elles sont aussi très continues. Ce qui m’a frappée lors de la première visite, c’est qu’il y avait peu de contrastes, une tonalité assez homogène, rien de criard. L’espace de la grande galerie participe bien évidemment à cette sensation, avec son unité d’arches et de pierre. Pourtant, on pourrait imaginer qu’avec des contributeurs si différents – même s’ils sont reliés en tant qu’habitants, architectes ou artistes ancrés dans un même lieu – l’exposition ferait ressortir plus d’hétérogénéité. Selon moi, cela dit quelque chose du territoire métropolitain bordelais. Il y a quelque chose de commun qui le traverse. Est-ce que ça a trait au climat, ou au paysage ? Cela dit quelque chose de son identité.
Il est certain qu’il y a aujourd’hui un consensus général autour de l’identité et de l’ancrage territorial, qu’il est politiquement impossible de contester. Ce consensus se décline d’un côté autour de la question du terroir – qui à Bordeaux est rattaché aux terres viticoles. Et qui est également très marquée dans le reste de la France. Et de l’autre côté, dans le contexte climatique et écologique actuel, il prend la forme d’un retour aux (re)sources. Où l’on se demande « où atterrir », à la suite de Bruno Latour qui tentait de cerner dans un court essai paru en 2017 ce que la mutation climatique induisait pour chacun d’entre nous. Cependant, même si l’ancrage territorial est essentiel, il est frappant de constater la difficulté que nous avons aujourd’hui à être critiques, même concernant la question architecturale. On va tout de suite nous répondre que le sujet n’est pas là, que la critique n’est pas importante au vu de l’urgence climatique…
FL. Certaines contributions portent peut-être une critique en creux. Comme le travail d’Annaëlle Terrade qui a relevé les transformations de leur habitats par des familles du hameau de La Clairière à Ambarès-et-Lagrave, montrant le besoin d’appropriation à partir de logements génériques et identiques. Ou la vidéo sur la transformation de Mérignac-Beutre menée par Christophe Hutin, où l’on découvre la vie des habitants et leur pratique de l’espace, qui n’a rien de lisse.
SE. Oui absolument, et ces contributions sont essentielles car elles montrent comment les gens formulent des critiques à travers leurs propres appropriations de l’espace. Ces contributions mettent en exergue l’incroyable diversité de pratiques et de modes de vie. Ce qui ne nous empêche pas pour autant de construire des liens solidaires les uns avec les autres. C’est un constat très positif. Parmi les professionnels, cette critique m’apparait aujourd’hui moins présente, très certainement parce que nous avons de moins en moins d’espace et de temps pour la construire. Nous le constatons dans notre pratique professionnelle au quotidien : nous n’avons pas tellement l’occasion de prendre du recul pour porter une vision critique.
FL. Vous parliez d’homogénéité entre les contributions. Pourrait-elle être induite par la continuité de l’espace du territoire bordelais, sa faible topographie et l’horizontalité de ses constructions ?
SE. Le territoire bordelais est certes horizontal mais il n’est pas si diffus que ça, comparé à d’autres métropoles. Le centre-ville et certaines communes sont particulièrement denses et puis, rapidement, on rencontre la forêt des Landes, les terres viticoles. L’étalement urbain – comparé à d’autres villes ou d’autres contextes – est assez homogène. Une cohérence assez forte s’est maintenue pendant des décennies, porteuse de plus ou moins de qualités. C’est inhérent au territoire : la ville de pierre, construite dans le centre-ville et ses différents bourgs. L’urbanisation s’est faite de manière assez naturelle. Le travail de l’archéogéographe Cédric Lavigne montre très bien la façon dont l’agglomération bordelaise s’est développée à partir de l’organisation naturelle du territoire, de ses cours d’eau et de ses zones naturelles. Le mode constructif, l’emploi de la pierre, les niveaux bas des bâtiments jouent également un rôle dans cette cohérence urbaine. Il y a une forme de logique territoriale qui a été accompagnée par les politiques ces dernières décennies. Le point de départ de l’urbanisation est donc plutôt organique, avant la densification et les transformations.
FL. L’augmentation sans précédent du nombre d’habitants ne crée-t-elle pas une rupture dans cette homogénéité ?
SE. C’est le même sujet dans toutes les grandes villes. Ce qui m’interroge aujourd’hui, c’est la façon dont la profession dresse un constat sur ce que nous avons produit – à Bordeaux et ailleurs – en termes de nouveaux quartiers. Ce n’est certainement pas une réussite. Prendre des morceaux et projeter de nouveaux îlots, des quartiers, 2.000 logements par ci, par là. Tout programmer. Cela ne fonctionne pas, et pourtant, nous continuons parce que la logique économique nous y oblige. L’une des réactions naturelles face à ce constat, c’est de dire qu’on ne peut pas continuer à construire à cette échelle-là, et qu’il faut donc réduire notre niveau d’intervention. C’est juste, et en même temps, il faut aussi connecter ce que l’on produit à une plus grande échelle. On ne peut pas se contenter de travailler à une échelle architecturale qui se limite à l’objet et arrêter d’imaginer et de projeter à la grande échelle. Au contraire, je crois que nous avons particulièrement besoin aujourd’hui d’une vision urbaine. Remplir toutes les dents creuses ne suffit pas à définir la ville de demain. Où est-ce que l’on vit ensemble ? Qu’est-ce qui fait notre commun ?
Chez GRAU, nous travaillons ce sujet depuis plusieurs années à travers nos réflexions sur ce que nous appelons la Métropole Jardin, c’est-à-dire la ville majoritairement résidentielle construite depuis 150 ans, en extension directe des centres anciens. Nous l’appelons ainsi car, à l’image d’un jardin, ce territoire urbain rassemble des sujets et fonctions distincts, parfois opposés, mais qui doivent interagir et composer ensemble. Le jardin, par nature, évolue dans le temps. Il accepte la transformation, l’adapte, la canalise. C’est cette capacité que nous mobilisons pour penser la métropole contemporaine : non pas comme un système fermé, mais comme un support vivant où chaque projet devient une occasion d’articuler le proche et le lointain, l’individuel et le commun. La Métropole Jardin n’est pas un modèle formel, mais une vision ouverte de la ville décentralisée, où le paysage devient une structure collective, un langage commun à partir duquel inventer de nouvelles formes d’habiter.
Nous nous situons à un moment charnière entre un changement d’échelle nécessaire et le risque de perte d’une vision globale. Dans le travail de GRAU à Bordeaux, nous nous sommes toujours raccrochés à la notion de « paysage ». Ce dernier peut devenir un lien assez puissant si l’on s’en saisit au-delà de son rôle écologique. Les rues sont certes fonctionnelles mais c’est aussi là que l’on habite, là que se crée le lien social et le paysage doit aussi être un lien social. Nous travaillons beaucoup sur le jardin parce qu’il se décline à plusieurs échelles : il y a le petit, celui qu’on peut avoir chez soi, il y a le jardin public et enfin la notion du jardin à grande échelle. À travers la multiplication de petites choses, on peut quand même construire une vision commune et partagée.
FL. Quel est le rôle des architectes dans la construction de cette histoire commune ?
SE. Avant, on pouvait accepter une forte dichotomie entre l’architecture et le paysage. La ville ancienne avait une forme claire, cadrée par le bâti et les monuments qui organisaient l’espace dans lequel le paysage s’aménageait. Aujourd’hui, nous ne sommes plus capables de faire ça. Il ne s’agit pas d’une vision nostalgique de la ville ancienne mais d’un constat clair duquel nous devons tirer des conclusions. L’une d’elles, c’est que nous ne pouvons plus penser l’architecture et le paysage de façon séparée. Nous aurions aujourd’hui besoin de former des « designers de l’espace ». En France, l’architecte n’est pas un ingénieur, pas plus que ne le sont les urbanistes et les paysagistes. Ce qui rassemble ces disciplines, c’est la pensée spatiale.
Je pense que cela passe par une réforme en profondeur de l’enseignement et de la pédagogie concernant les métiers liés à l’espace. Si l’on forme tous les concepteurs à partir d’un tronc commun, on pourrait ensuite développer des appétences, aller plus vers le paysage, plus vers l’urbanisme. Dans les projets que j'examine en tant qu’architecte-conseil de Bordeaux, l’architecture et le paysage sont toujours traités mais avec plus ou moins de correspondances. Bien souvent, le plein est dessiné par les architectes ; le vide aménagé ensuite par les paysagistes. Chacun son domaine. J’essaye de faire le lien, sur la base de projets qui sont déjà là, pour qu’il y ait une réelle correspondance entre les deux.
L’un des exemples récents les plus parlants de la ville est le projet de Duncan Lewis à Bastide Niel. Ses logements offrent un volume intérieur classique doublé d’un volume de jardin à habiter. Ce qui est fabuleux, c’est que le paysage du projet devient un espace beaucoup plus large qu’un simple jardin pour les habitants. Il est également structurant pour les voisins, pour la rue et pour la ville en général. Lorsque je le vois, je me dis que tous les projets de Bastide Niel devraient suivre ce principe qui est à la fois très simple et absolument radical, et qui peut totalement changer la ville.
Cet exemple montre bien qu’on peut répondre aux urgences de notre temps tout en projetant des visions encore ambitieuses sur notre futur commun en ville. Un tel projet ne peut pas exister si architecture et paysage sont déconnectés. C’est un projet unique. C’est ce que nous avons essayé de faire avec les logements sociaux que nous avons réalisés à Parempuyre pour Aquitanis, dans lesquels le paysage est un outil essentiel pour organiser la proximité entre les habitants, en produisant différents filtres naturels. Les logements sont regroupés dans une barre horizontale continue, couplée à une promenade plantée. L’un ne peut pas exister sans l’autre.
Nous avons besoin de renforcer ces liens en architecture et paysage, pour répondre à l’urgence climatique mais également pour construire des lieux. Pour atterrir, encore une fois. En 2013, nous avons réalisé le plan guide de Caudéran avec Michel et Claire Corajoud. C’était une collaboration très riche. En tant que paysagiste, Michel s’intéressait aux bâtiments. Il disait : « moi je vais défendre un peu l’architecture, et vous, vous allez défendre un peu le paysage ». Nous avons eu des discussions passionnantes sur le quartier. Quand on travaille sur la ville, on a besoin de plusieurs points de vue.
FL. Plutôt que de vision urbaine, dans Nouvelles saisons, il y a beaucoup de projets qui parlent de valorisation de filières, qui partent des matériaux, retrouvent le chemin de l’artisanat…
SE. L’artisanat est peut-être l’une des seules façons de trouver du sens aujourd’hui et de maîtriser ce que l’on fait. Les deux sont liés. Le sens existe dans la maîtrise de ce que l’on fabrique. Les architectes d’aujourd’hui sont acculés par toutes sortes d’injonctions économiques et par la quantité de normes et de règlements. Cela devient presque impossible de faire un bâtiment amène aujourd’hui. Prenons l’exemple du rez-de-chaussée en ville : on doit y démultiplier les locaux techniques fermés, on y place le stationnement vélo qui doit lui aussi être fermé, on n’a plus de place pour accueillir les gens et plus de moyens pour construire une interface vivant avec le domaine public ; plus rien n’est à l’échelle du piéton. On produit des choses insensées malgré de bonnes intentions. Face à cela, le retour à l’artisanat, c’est l’humain, c’est sensoriel.
Mais si l’on s’y retire tous qui aura la vue d’ensemble ? Il y a par ailleurs un discours prédominant dans les écoles d’architecture, en France comme ailleurs, qui dit que l’architecte doit aujourd’hui principalement s’intéresser à la construction, aux matériaux. Cette idée comporte une part de risque, celle d’oublier que notre métier est avant tout social. Ce n’est pas parce que le modernisme a échoué que l’on ne doit plus considérer notre métier comme une profession sociale.
Nous devons cultiver plusieurs types de pensées en même temps, qui peuvent parfois être contradictoires, notamment au sujet du cadre de vie. Rien n’est simple, blanc ou noir, nous sommes obligés de jongler avec de nombreuses idées, de tenter de créer du lien, de manier des visions complexes. Ce qui veut dire qu’il faut sortir des visions trop binaires. La ville d’aujourd’hui est très complexe, et fonctionne sans les forces de pouvoir qui existaient avant. On ne peut pas se retirer de la grande échelle, ne serait-ce que pour continuer à confronter nos avis et nos visions.
Avec la Métropole Jardin, nous voulons montrer qu’une transformation ambitieuse et potentiellement forte de la ville est possible. À quoi ressemblera la ville dans 50 ans, et pas seulement d’un point de vue programmatique ? C’est une question que nous devons nous poser. Quand on regarde le travail de l’urbaniste et architecte allemand Ludwig Karl Hilberseimer sur la transformation de Chicago, on peut lire sa réflexion sur l’effacement progressif de la grille urbaine comme une proposition totalement utopique. Or, ses spéculations n’étaient pas à lire comme des projets physiques à réaliser tels quels mais comme un processus de réflexion sur une transformation de la ville dans le temps long. Et in fine, le délitement de la grille tel qu’il l’imaginait, c’est presque ce qui s’est produit dans la suburbia américaine, comme l’explique Albert Pope dans son livre Ladders (1996). Cette projection physique sur la ville à la grande échelle nous manque aujourd’hui. C’est pourquoi, à l’agence, nous nous efforçons de dessiner et d’écrire sur ces sujets. Nous terminons actuellement un travail qui prend Chicago comme étude de cas pour comprendre l’évolution de la ville contemporaine et offrir une vision prospective du futur.
FL. Est-ce une façon de réouvrir les imaginaires, de proposer de nouveaux récits ?
SE. On a tendance à penser aujourd’hui – et c’est une vision occidentalo-centriste – qu’on a tout fait, tout produit et qu’il ne s’agit plus que de transformer. Si on parle de la construction de la ville européenne, c’est vrai. Mais transformer ne veut pas dire arrêter de projeter. C’est justement parce que nous vivons une époque de crises que nous avons d’autant plus besoin de construire. Construire dans le sens de projeter des visions communes ambitieuses sur le territoire. Nous avons besoin de perspectives collectives et je suis convaincue que nous toutes et tous, architectes, urbanistes et paysagistes, nous devons mener ce travail de front parce que nous avons une pensée spatiale.
Propos recueillis le 27 novembre 2025.