« Ne pas trouver son chemin dans une ville, cela peut sembler inintéressant et banal. Il suffit pour cela d'un peu d'ignorance, rien de plus. Mais s’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt demande une autre éducation. » Walter Benjamin, Une enfance berlinoise.
Du chemineur dans l’ordinaire à Zone sweet zone
À l’issue de ses études d’architecture à Bordeaux, Yvan Detraz se mue en explorateur à l’été 1999, en vue de défricher les zones périurbaines qui entourent sa ville – avant, rappelons-le, l’existence de Google maps. Lors de cette expérience qu’il qualifie d’« initiatique », il sillonne la métropole hors des sentiers battus, de Lormont à Floirac, de Gradignan à Pessac, de Blanquefort au Haillan. Il part à la journée pour de longues marches solitaires avec la sensation « d’ouvrir de nouveaux passages » dans un territoire qui lui semble abandonné des architectes. Espaces pavillonnaires, délaissés aux abords des grands ensembles, friches industrielles, routes, rocades et voiries en raquette et aussi grand paysage, vues en hauteur et espaces naturels s’offrent à lui sans détour. Il cartographie ses cheminements périurbains et imprime de nouveaux tracés sur le terrain tout en recueillant les anecdotes d’habitants intrigués par ce chemineur dans l’ordinaire, « qui ne s’est pas perdu, qu’il ne faut pas ramener quelque part en voiture mais qui fait du domestique et du banal un sujet d’étude » qui formera la base de son diplôme soutenu l’année suivante, comme une première mise en pratique. La littérature sur la marche sur les terrains quotidiens est alors rare, à l’exception du Manifeste autour des territoires actuels, publié en 1995 par le groupe Stalker après une randonnée circulaire d’une soixantaine de kilomètres autour de Rome, et avant, A Tour of the Monuments of Passaic (1967) où l’artiste états-unien Robert Smithson érige au rang de « monuments » une série d’objets et de bâtiments voués à une prochaine disparition ou les écrits de Walter Benjamin, notamment Paris, capitale du XIXe siècle, publié en français à titre posthume en 1982.



La parution en 2020 de Zone sweet zone1, ouvrage issu de son diplôme doté d’une mise en forme mise à jour, a médiatisé les recherches d’Yvan Detraz. Dans ce texte, il analyse les qualités de la périurbanité et défend la possibilité de créer un réseau d’espaces publics structurants pour le territoire, un acte « fondateur de la pratique développée par le collectif Bruit du frigo » dont l’architecte est l’un des co-créateurs (1997). Les randonnées périurbaines sont associées depuis 2010 à onze Refuges périurbains, des « objets implantés dans le paysage, entre micro-architectures et œuvres d’art, conçus pour incarner et encourager l’itinérance périurbaine ». Désormais pris d’assaut à chaque plage de réservation, le Nuage, les Guetteurs ou encore La Nuit Américaine permettent à près de 10.000 personnes par an – 85 % d’habitants de la métropole et 15 % qui demeurent plus loin, en Gironde, en France et à l’étranger – de s’immerger dans la suburbia, rendue hospitalière. Comme l’explique le journaliste Sébastien Gazeau : « constructions modestes, les refuges, n'en demeurent pas moins un terrain d'expériences dont la profondeur est à la portée de tous. Au petit matin, le dos engourdi et le nez frais, le randonneur, devenu philosophe, se dit que l'important, c'est d'être éveillé au monde qui l'entoure, périphérie comprise.2 »
Des terres communes
Quinze ans près les premières balades, Yvan Detraz procède à une mise à jour des sentiers, entre 2017 et 2020, afin d’en stabiliser le tracé. Le Sentier des Terres communes n’est pas labellisé, a contrario de la boucle verte lancée par la métropole en même temps que les Refuges périurbains (financés par Bordeaux Métropole et conçus en collaboration avec Zebra3/Buy-Self). Il s’agit « de ne pas seulement relier les parcs les uns aux autres. Le seul prisme de la nature ne suffit pas. » Les 15 boucles téléchargeables sur le site du sentier de 300 kilomètres de long prennent en compte « le son, les rencontres, les interrogations, qui sont parties prenantes de ces marches périurbaines ». Le principe des boucles permet de pouvoir retrouver son véhicule ou une station de transport en commun une fois la randonnée terminée. Yvan Detraz s'est attaché à travailler aussi bien « les faces A de ces cheminements, c'est-à-dire le tracé préférentiel avec les incontournables sur son chemin (bois, estey, ruines, monuments, coteaux, points de vue, lacs, etc.) que les faces B, où l’on traverse des paysages plus ordinaires mais tout aussi importants pour embrasser les réalités du périurbains (lotissements pavillonnaires, zones commerciales, bords de rocade, etc.) ». Et l’architecte, qui organise encore de temps à autres des marches collectives, muni d’un étendard frappé au blason du Sentier des Terres communes et d’un porte-voix pour ne pas perdre les flâneurs, d’affirmer : « il faut vraiment composer avec le territoire en entier, ne pas éviter la réalité. Marcher dans le pavillonnaire considère d’accepter son ordinaire, de se placer dans une position d'ouverture et d'écoute au cours de la balade ».





25 après : reconnaissance internationale
des marches périurbaines
Installés devant la Garonne, sur les bancs de la fabrique Pola dont Yvan Detraz est l’un des membres fondateurs et des « habitants », il est temps de faire le point sur ce qui s’est passé depuis un quart de siècle. « Le regard sur le territoire a évolué. Mon sujet de recherche de diplôme était un impensé à l'école d’architecture. La plupart des enseignants portaient un regard condescendant sur la ville laissée aux privés. La culture individualiste du périurbain était jugée négativement par les professionnels. » L’architecte se rappelle que l’un des seuls livres qui pouvait s'intéresser au sujet était La ville émergente (Geneviève Dubois-Taine et Yves Chalas, L’Aube, 1997), ouvrage issu d’un séminaire intitulé « Urbanité périphérique, connaissance et reconnaissance des territoires urbains contemporains », renommé puis suivi du programme de recherche éponyme. Depuis, Yvan Detraz constate que « le regard de la société sur le périrubain a changé, notamment parce que ce territoire est particulièrement en jeu aujourd'hui avec la prise de conscience écologique ».
Une seconde évolution notable, c’est celle des pratiques, en témoigne le succès des randonnées et des refuges. « Ils intéressent un public très divers qui dépasse les urbanistes, les géographes ou les étudiants. Le but est accompli : la “normalisation” de ces marches périurbaines pour en faire un territoire comme un autre, comme on randonne en montagne. C'est une évolution importante ; la pratique n'est plus considérée comme incongrue. » Ce changement dans les regards et les pratiques s’accompagne d’une reconnaissance nationale et internationale de la marche urbaine, notamment via le réseau des sentiers métropolitains. La récente inauguration du sentier du grand Angoulême montre la façon dont « ce type de projet fédère toujours, autour d'un récit commun. C'est un discours qui fonctionne aussi politiquement, en révélant les richesses et les valeurs métropolitaines » explique Yvan Detraz. En 2001, le Mouvement des chemineurs, porté par l'École Nationale Supérieure d'Architecture et de Paysage de Versailles, a réuni l'ensemble des praticiens européens autour de la marche. L’occasion pour Yvan Detraz de rencontrer Boris Sieverts qui a ouvert un sentier à Cologne avec son Büro für Städtereisen (Agence de voyages urbains) ou un fervent arpenteur des banlieues parisiennes, l’architecte Denis Moreau qui compile ses récits de marche sur le site Banlieues de Paris. « Cette reconnaissance a connu une apogée en 2013, lorsque Marseille est devenue capitale européenne de la culture. Le sentier du GR2013 en est devenu l'œuvre majeure, porté par la scène locale d’artistes-marcheurs, autour de Baptiste Lanaspeze », par ailleurs éditeur de Zone sweet zone. En 2017, naît l'association des sentiers métropolitains qui seront exposés au Mucem à Marseille jusqu'en 2023, et également au Pavillon de l'Arsenal en 2020.
Enfin, au niveau des pratiques pédagogiques, l’arpentage est devenu un procédé de découverte d'un territoire aujourd'hui largement plébiscité. « C'est même parfois une méthode d'enseignement voire une fin en soi », met en garde Yvan Detraz. Les Sentiers métropolitains en ont fait une Académie dotée de leçons et de ressources consultables en ligne. Bruit du frigo participe régulièrement à des workshops. Parmi ceux qui ont fait date, le laboratoire « Expéditions autour du milieu » à Saint-Médard-en-Jalles en 2016, qui a permis de révéler qualités et singularités du milieu pavillonnaire, mises en avant, par exemple, par Inti Mani, émerveillé par la faune artificielle trouvée dans son espace d'arpentage. L’étudiant chilien en a relevé un bestiaire poétique donnant lieu à une conférence dédiée aux canards en plâtres, cigales en céramique et autres lions ou aigles gardiens de piles de portails. Yvan Detraz l’affirme, « le pavillonnaire est absolument inépuisable ».




25 après : une périurbanité toujours plus fragmentée
Le bilan n’est pas entièrement rose : « ce qui n'a pas changé du tout, en revanche, c'est la façon dont l'urbanisme des zones périurbaines est pratiqué. La ville se privatise toujours plus. Et l'intérêt des espaces publics n'est toujours pas compris. Nous n'avons pas su préserver les continuités à l'échelle intercommunale, il n'y a pas d'ossature d'espaces publics. Tout s'est encore plus construit, densifié, refermé, clôturé, nous sommes toujours plus dans la ville du fragment et de la discontinué, composée de plaques juxtaposées, de zoning ». La préservation des corridors écologiques et les trames vertes et bleues sont désormais prises en compte, mais le dessin de ces paysages se passe toujours de l’intégration d’un espace public périurbain continu, structurant et capable de relier les plaques juxtaposées. « Pourtant, un tel espace ouvert à l’usage et à l’appropriation des habitants pourrait permettre de faire naître un sentiment de périurbanité. » L’architecte-marcheur constate à regret que « la marche était plus fluide avant. Désormais, les clôtures sont sans ambiguïté. On vit une véritable enclosure. Nous continuons à reproduire des formes de quartier isolées, ce qui est relativement logique, étant donné que le privé finance le public. » Et de citer le cas de La Brazzaligne, projet de promenade paysagère sur une emprise ferroviaire de trois kilomètres, reliant un vaste territoire dépourvu de continuités pédestres : le parc de l’Ermitage, le parc des Coteaux, le bas Cenon, Brazza, Bastide Niel. Il n’a pas encore vu le jour alors que les nouveaux quartiers, relativement dépourvus d’espaces publics, sont eux, pratiquement achevés.
Yvan Detraz ne défriche plus les sentiers qu'il a battus et rebattus. Avec Bruit du frigo, il aspire désormais à faire du pavillonnaire un terrain de projet en participant à création de communs dans le monde du chacun chez soi. C’est-à-dire en considérant la périurbanité comme un terrain à investir, auquel s'attacher, au-delà de la transformation des grands ensembles qui semble aujourd'hui être le seul sujet à faire l'objet de projets. Si le Sentier des Terres communes a proposé en son temps une réponse, la poursuite de la recherche de ce qui fait commun se prolonge à présent avec deux « objets symboles » : le pavillonnaire et la rocade.




Cette dernière couvre entre 4 et 500 hectares et concerne 18 communes de la métropole bordelaise et leurs milliers d’habitants. Yvan Detraz l’imagine en espace public collectif dont le rôle dans les décennies à venir est à interroger. L’idée, là encore, n’est pas si incongrue, si l’on pense, à l’échelle locale, à la reconquête des quais de Bordeaux à la fin des années 1990, qui semblait impossible alors. Ou à des exemples plus lointains de recyclage d’infrastructures périurbaines obsolètes comme la mutation du viaduc autoroutier Elevado Presidente João Goulart (plus connu sous le nom O Minhocão) en promenade piétonne les soirs et week end depuis 1989 à San Paolo3 ; l’aménagement du cours d’eau Cheonggyecheon en promenade de 6 kilomètres de long au centre de Séoul (Corée) après des décennies de voies express automobile (projet initié en 2003) ou encore au Catharijnesingel à Utrecht (Pays-Bas), ancien canal devenu rocade dans les années 1970, rendu à son état premier en 2020. La rocade soulève un « imaginaire qui se raconte à l’échelle d’une métropole, doté un puissant potentiel ». Dans une posture d’activiste périurbain, Yvan Detraz envisage son possible changement d’usages à travers des installations artistiques qui instaureraient un point de bascule vers une « prospective ludique, apte à défricher ses possibles futurs ». Ses espaces interstitiels (talus, tunnels et chemins techniques piétons qui font le tour de Bordeaux) pourraient être détournés de leur fonction première pour y projeter des réflexions à l’horizon 2050, tout comme la Biennale Panoramas avait pu préfigurer la métamorphose du parc des coteaux, rive droite. De quoi réengager pour Bruit du frigo un cycle de travail après 25 ans dans les confins de la métropole, en s’attaquant cette fois à un objet « hyper visible », engageant un cycle d’actions locales, et visant, à nouveau, à renverser le statut monopolistique de la voiture. • Fanny Léglise, à partir de deux entretiens les 27 mai et 10 juin 2025.
1 Éditions Wildproject.
2 In Collectif, Refuges périurbains. Un art à habiter, édition Wildproject, 2019.
3 Son usage de loisirs s’intensifie et il pourrait être bientôt transformé en parc.