Fanny Léglise. Comment pourriez-vous brosser un portrait « anthropologique » de la population du territoire girondin ?
Éric Chauvier. Nous pourrions utiliser le biais de la gentrification1. Je travaille depuis longtemps sur les effets de basculement entre la gentrification du centre-ville de Bordeaux et la paupérisation de sa périphérie. Je suis les évolutions de la ville depuis 1989, où je suis arrivé comme étudiant. Le prix au mètre carré a excessivement augmenté ces dernières années, les façons d'être ont également beaucoup évolué, notamment avec l'arrivée de la Ligne de train à Grande Vitesse.
Cette nouvelle mobilité a entraîné une gentrification de la ville et un phénomène de mutation, où la classe populaire se retrouve au-delà de la deuxième couronne – dans ce territoire qu'on appelle le « péri-métropolitain ».
Péri, c'est ce qui est autour, c'est lorsque l'on se situe dans des lieux qui ne bénéficient plus de l'économie de la métropole. Le péri-métropolitain se différencie du périurbain, composé des première et deuxième couronnes autour de la ville historique, à laquelle elles sont reliées par les mobilités, la programmation culturelle, l’économie, etc. Un certain nombre de communes se trouvent aujourd'hui satellisées de cette façon. Par exemple, Sainte-Foy-la-Grande ou Castillon-la-Bataille sont reléguées à une très longue distance de la métropole, ce qui semble irrémédiable. Plus on s'éloigne, plus j'observe des sentiments de « déprise ». On s'en est rendu compte avec les Gilets jaunes en 2019–2020. Bordeaux, ville assez paisible, voit de la casse, des mouvements assez violents, avec beaucoup de ressentiments dans les rues. Ce qui semble normal : la plupart de ces personnes habitaient les anciens quartiers populaires de Bordeaux avant d’en être exclues par la gentrification.
FL. Si Bordeaux respecte les quotas de logement locatifs sociaux,
lorsque vous parlez de classe populaires reléguée loin de la ville,
c'est bien le prix à l'achat qui en est la cause ?
EC. Effectivement, il reste des quartiers populaires comme le Grand Parc ou Bacalan. Cependant, d’autres, comme Belcier, le quartier historique des cheminots, se transforment pour devenir du tertiaire à destination de Parisiens qui ne seront là que de façon ponctuelle. Les activités ont changé, et la population de Bordeaux est désormais organisée selon ce que le théoricien américain Richard Florida2 appelle la « classe créative ». Les architectes, les gens qui sont dans la téléphonie mobile, les avocats, par exemple, ces professions qui dégagent des revenus conséquents composent une classe créative qui est censée participer à l’activité économique et à l’attractivité de Bordeaux. Pour mémoire, Richard Florida propose un modèle de croissance urbaine censé dépasser la fin du capitalisme industriel au profit d’un tertiaire « qualitatif ».
C’est ce qui explique que Bordeaux est aujourd’hui devenue cette ville du loisir, du bien-être, du canelé, du bon vin, pour ainsi dire un art de vivre. Le problème est que si l’on parcourt 50 kilomètres, dans le Blayais par exemple, on trouve des personnes qui parlent d'écologie punitive. Par exemple, les fameuses ZFE3, qui vont être annulées, sont considérées par les populations du centre comme participant de la transition écologique alors qu’elles s'avèrent être une calamité pour les habitants des périphéries qui dépendent de leur véhicule.
C'est une succession de situations qui crée des conflits de plus en plus irréconciliables. Je vois le territoire bordelais surtout en termes de fractures, sans être pessimiste ou décliniste.

L'agriculture extensive a transformé les paysages et les personnes qui vivent dans ces territoires. Si l’on prend l'exemple de l'A89, sur le tronçon entre Saint-Seurin et Périgueux, elle est doublée d’une départementale qui dessert des communes qui souffrent terriblement. C'est une situation sur-signifiée. Pour créer la grande infrastructure qui permet d'aller rapidement d'un point A à un point B – pour ceux qui peuvent payer le péage –, on a généré un couloir de déprise socio-économique, avec une population dont le vote se dirige lentement mais sûrement vers le Rassemblement national. Ce sont des personnes qui éprouvent un très fort ressentiment vis-à-vis des urbains parce qu'ils sont la queue de comète de ce mouvement de métropolisation. Christophe Guilluy4 l’avait démontré. Le racisme ou la xénophobie viennent de la confrontation entre la ville qui est à la fois riche et considérée comme cosmopolite, et la ruralité, qui se sent laissée pour compte. Je grossis le trait, mais c’est bien un jeu de stéréotypes où ceux qui vivent à la campagne se sentent à la remorque des « privilégiés » » qui sont en ville. C’est aussi une forme de relégation, voire de ségrégation sociale qui est directement imputable au modèle de croissance métropolitain.
FL. Comment fonctionne cette attirance de la classe créative pour Bordeaux, est-ce qu’elle provient d’un désir politique ?
EC. C'est une injonction, un modèle. Dans les années 1990, Seattle était la ville de Nirvana, de Kurt Cobain. Richard Florida y observe une certaine jeunesse et son désespoir, suite au déclin de l'économie industrielle. Il imagine alors une ville riche, désirable et ouverte, avec une population créative composée de Gypsies et de bourgeois bohèmes, en produisant des critères : un certain nombre de tatoueurs, de magasins macrobiotiques, etc. Et ça a été une prophétie auto-réalisatrice. L’image, c'est Patti Smith, une image très urbaine dont le rejet, l’opposé, a posé les bases de l’électorat Trumpiste, en France celui du RN.
FL. Est-ce une préfiguration de ce qu’il adviendra du microcosme bordelais ?
EC. Nous sommes dans le modèle de la classe créative nous aussi, mais avec des « hyper-lieux5 », dotés de particularités culturelles. Le passé portuaire, la gastronomie, le vin, la proximité de l'océan, le bassin d’Arcachon, etc. C'est une imagerie créée, censée attirer la classe créative, basée sur un capital économique et un capital culturel élevé. A contrario, dans les années 1990, la marque de l'histoire de Bordeaux, son passé portuaire, aux Bassins à flots par exemple, était encore présent. Il y avait encore des activités du secondaire, industrielles. En créant Bordeaux Métropole, on a évacué les dernières usines, comme la Soferti. C’est désormais au Bec d’Ambès que sont installées les usines à risques et ses sites de stockages de gaz et de pétrole. Mais les Bordelais ne connaissent pas ce territoire, qui est l’impensé, le refoulé de la métropole.
On a créé une ville dédiée au « tertiaire créatif », ce qui est forcément exclusif. La ville des années 1980-1990 voyait se croiser beaucoup plus de classes sociales, et les écarts étaient moindres. Si l'on pense aujourd'hui à la différence entre un squatter dans un camp de Roms à Bacalan et un touriste Qatari qui se rend au Grand Hôtel de Bordeaux… L'un des rares endroits où les classes sociales se croisent, c'est le miroir d'eau, qui est une réussite dans sa capacité à recevoir des personnes très différentes : des femmes, des joggers, des jeunes gens du Triangle d’or, de la banlieue. On a beau vouloir homogénéiser la ville, il y a encore des croisements ponctuels avec des personnes qui n’y vivent plus. La place de la Victoire en est également un bon exemple. Le Covid a permis de se rendre compte de l'envers de la ville, a rendu visibles des mineurs isolés. La classe créative était parquée chez elle, ceux qui restaient dehors, c’étaient les oubliés, les invisibles.
FL. Et les petits métiers qu’on ne voit pas, et dont le rôle s’est accentué pendant le Covid, les Uber eats par exemple…
EC. Ils se retrouvent dans des lieux informels de rencontre entre métiers de l’invisible. La ville a plus que jamais besoin des travailleuses et des travailleurs précaires pour assurer son économie.
FL. Où se trouve aujourd’hui le péri-métropolitain ?
EC. Loin des métropoles, que cette distance soit géographique ou symbolique. Si on fait le parallèle avec Paris, on peut considérer que toute une partie de la banlieue parisienne appartient aussi à ce péri-métropolitain dans le sens où il n'y a plus aucun équipement, aucun commerce, aucune aménité métropolitaine, tout comme dans une petite ville du Lot-et-Garonne.

Il y manque l'urbanité, les rencontres humaines – surtout lorsque l'on achète sa pizza ou sa baguette dans un distributeur –, le spectacle de la ville. Le distributeur semble être le stade final de cette fin d’urbanité. Certains marchés disparaissent, et avec eux les liens sociaux.
En parallèle, certains maires se battent pour donner un second souffle à leurs villes, situées en périphérie, comme c'est le cas à La Réole par exemple, à 50 minutes par l’autoroute de Bordeaux, et qui cherche à accueillir des familles. Toutes les villes n’ont pas cette carte là à jouer, que de pouvoir se placer en ricochet de la ville créative bordelaise. Beaucoup de Parisiens aisés sont venus vivre à Bordeaux, et on raconte que les Bordelais leur vendaient leurs appartements pour acheter des maisons de maître à la campagne. C’est peut-être un mythe porté par les agents immobiliers.
FL. Si l’on peut imaginer que la plupart de ceux dont on parle ne viendront pas voir l’exposition à arc en rêve, on peut mentionner en revanche un certain nombre de contributeurs qui sont partis à la rencontre d’une forme d’altérité : Mark Lyon qui a demandé à 34 jeunes ce en quoi ils croyaient, Annaëlle Terrade qui a relevé les appropriations des habitants dans leurs logements d’un hameau d’Ambarès-et-Lagrave, Patric La Vau, qui a filmé la survivance d’un rite paysan, ou encore Pol Gallo qui a photographié des outils agraires placés aux côtés d’images religieuses dans une petite église à côté d’Hostens.
EC. Ce sont ceux qui ont pris le parti d’observer les périphéries en intégrant une possible négativité et qui ont accepté de franchir le fossé qui les séparait des populations périmétropolitaines. C'est très intéressant de s’y confronter.




Lorsque j’ai collaboré à la réhabilitation de la cité de transit de Beutre6, menée par l’architecte Christophe Hutin, nous nous sommes rendu compte que nous allions devoir adapter nos représentations et nos méthodes à une population qui se sentaient oubliée de la métropole. Il fallait accepter d'aller travailler au corps cette fracture, prendre le temps de s’apprivoiser mutuellement. Il faut entrer en relation, ne pas imposer nos stéréotypes pour laisser advenir la rencontre. C'est une nécessité, avant que ces deux mondes ne se parlent plus.
L'art a un rôle prépondérant à jouer, l'architecture aussi. L'art doit se poser des questions de rapports au territoire, tout en acceptant qu'il y ait des conflits.
À Beutre, tout a été une question d’adaptations et de discussion à bâton rompu pendant cinq ans. Un exemple : il a été un temps question de faire des façades bleu Majorelle, ce qui a été totalement refusé par les habitants qui y voyaient un stigmate alors qu’ils voulaient être « comme tout le monde ». Finalement, Christophe Hutin a réussi à faire quelque chose de très qualitatif, qui n’aurait pas été possible sans ce long processus de discussions, souvent conflictuelles.


FL. Après avoir brossé un portrait des urbains et des habitants
de la péri-métropole, que pourriez-vous dire des péri-urbains ?
EC. Certains géographes parlent de clubbisation7. Je milite pour des territoires périurbains différents, riches de leurs cultures et leurs histoires singulière. Si je prends l'exemple de Saint-Médard-en-Jalles, c'est un endroit où vivent beaucoup d'ingénieurs de l'aérospatiale, c'est la réunion de huit petits villages en une ville de 35.000 habitants. Blanquefort, c'est un passé de maraîchers, de vin. C'est une autre histoire. Ces histoires influent sur les formes de la périurbanisation. En parlant de la représentation de l’habitat, on arrive à parler de ses habitants. C'est un imaginaire très fort. Toutes les séries de Netflix sur la suburb recoupent l’imaginaire de Saint-Médard-en-Jalles ! Y être adolescent, c'est beaucoup plus intéressant qu'au centre-ville de Bordeaux, parce que rien n'est codifié. On peut s'emparer de n'importe quel site et le transformer, c'est un grand terrain d’hétérotopies8. Le périurbain, ce sont des zoning aléatoires et riches de leurs agencements étranges, comme le montre Yvan Detraz du Bruit du frigo. Les lotissements côtoient des friches culturelles, d'anciennes zones industrielles ou des malls, produisant des imaginaires inédits.

Si l'on arpente ces lieux, c’est fascinant. Le rapport au monde qui passe par la prise de risque, les limites, la « liminarité », comme on dit en anthropologie, c’est-à-dire se perdre pour se retrouver, c’est possible dans le périurbain alors que ça ne l’est pas dans le contrôle permanent de la ville et de ses caméras. J’ai écrit sur ce sujet dans le livre Contre Télérama9 à la suite de la Une du magazine qui alertait sur la « France moche ». Si le modèle pavillonnaire est une aberration écologique, notamment avec l'artificialisation des sols, lorsqu'on y vit, tout change. C’est pour ça que ces séries américaines se sont engouffrées dans la suburb, ou de grands écrivains comme Thomas Pynchon. Le territoire de la banlieue est beaucoup plus mystérieux que celui de la ville.
FL. Et si on revient à Bordeaux-centre ?
EC. Bordeaux est devenue un lieu de tourisme de masse, avec des petits trains et des touristes, les yeux rivés sur des applications de géolocalisation. Comme Time Square, Bordeaux est devenu un hyper-lieu, c’est-à-dire qu’on a déjà toutes les images en tête. Quand on y vient, c'est pour vérifier qu’elles s’y trouvent : le pont levant, la Cité du Vin, Le Grand Théâtre, Les Quinconces, etc. C'est un peu caricatural, parce que l’identité de Bordeaux tient aussi à la particularité de ses faubourgs, hors des tours operator et des récits pour touristes. On y trouve les noms des armateurs, des traces de l’activité portuaire et, finalement, des contre-histoires et d’autres récits de la ville. À Bordeaux, il faut ouvrir l’œil, se rendre réceptifs à des indices cachés dans le paysage urbain pour déjouer les stéréotypes et retrouver toute la richesse humaine de la ville.
Propos recueillis le 3 juin 2025
1 Processus par lequel la population d'un quartier populaire fait place à une couche sociale plus aisée.
2 The Rise of the Creative Class, And How It’s Transforming Work, Leisure and Everyday Life, Basic Books, 2002.
3 Les zone à faibles émissions mobilité (ZFE ou ZFE-m) sont des territoires dans lesquels la circulation de certains véhicules peut être restreinte afin de réduire la pollution de l'air.
4 Essayiste et géographe français, ses écrits abordent les problématiques politiques, sociales et culturelles de la France contemporaine par le prisme du territoire, faisant notamment émerger une « France périphérique », implantée des marges périurbaines aux territoires ruraux.
5 En référence à l’ouvrage Hyper-lieux. Les nouvelles géographies de la mondialisation paru au Seuil en 2017. Les hyper-lieux des concentrés de mondialisation où l’intensité des interactions sociales exacerbent l’espace et où toutes les échelles de l’expérience humaine, du mondial au local, entrent en collision.
6 Un ancien ensemble de logements temporaires situés dans la banlieue de Mérignac, qui a fait l’objet de relégation sociale.
7 Processus de sélection, de distinction sociale de certains groupes en fonction de leur niveau de vie ou d'autres paramètres (tranche d'âge, pratiques culturelles ou sportives).
8 Concept proposé par le philosophe Michel Foucault. Les hétérotopies sont des espaces qui hébergent l’imaginaire, ou accueillent des activités précises : asile, cimetière, stade, parc d’attraction, etc. Ces lieux obéissent à des règles spécifiques.
9 Éditions allia, 2011.