The world, the Flesh and the Devil
Ranald MacDougall, 1959
durée du film : 95′
jeudi 5 décembre 2024, 20:00
The world, the Flesh and the Devil n’est pas seulement l’une des premières fictions cinématographiques spéculant à partir de l’hypothèse de la survie d’un seul homme sur terre. Le film de Ranald MacDougall assume surtout avec une qualité d’épure générique sans précédent la seule véritable fonction cognitive de la science-fiction : non pas tant produire un savoir positif sur ce que le futur pourrait nous réserver que révéler les limites sur lesquelles butent nos imaginaires collectifs, autrement dit interroger les difficultés que nous éprouvons à concevoir des représentations radicalement différentes du monde connu. Ralph Burton (interprété par Harry Belafonte) travaille au fond d’une mine en Pennsylvanie quand un nuage radioactif éradique toute forme de vie sur terre. Après cinq jours de réclusion forcée, il parvient à s’extraire des profondeurs et prend acte de l’ampleur de la catastrophe dans les journaux de la veille, titrant : « C’est la fin du monde ». La fin d’un monde, aussi le monde de la propriété. Ralph fait main basse sur tout ce dont il a besoin, se rhabille de pied en cap et se met en route pour New York au volant d’une Cadillac. À l’embouchure de l’Hudson, des centaines de voitures abandonnées barrent l’accès aux ponts et aux tunnels qui conduisent à Manhattan. Traversant le fleuve sur une modeste chaloupe au départ d’un embarcadère aux faux airs d’Ellis Island, Ralph rejoue en quelque sorte l’arrivée des migrants à New York.
La ville est debout, intacte mais déserte. MacDougall a filmé les rues de Manhattan au point du jour, donnant à contempler un paysage urbain aussi funeste qu’étrangement ravivé par une rosée qu’on dirait éternelle. Il lui aura suffi de bloquer quelques rues et de post-synchroniser ses vues (nous n’entendons jamais que l’écho amplifié des pas et des appels désespérés de Ralph) pour faire apparaître la ville comme une scène vertigineusement vide, une pure masse architecturale, un grand canyon urbain en noir et blanc.
Ralph s’adapte, s’installe, se débrouille pour rallumer les lumières de la ville et découvre bientôt qu’il n’est pas seul : Sarah l’a longuement observé avant de venir à sa rencontre. Mais elle est blanche, et il est noir. Aussi exceptionnelles que soient les circonstances, qu’ils puissent former un couple est encore impensable dans l’Amérique de la fin des années 1950. Il leur faudra attendre l’arrivée d’un autre homme, Benson, et la toute fin du film, pour consommer la mésalliance, faisant de New York un nouvel Eden, à trois.
Méditation sur la menace nucléaire, antiraciste, le film de MacDougall figure en outre le brouillage des rapports sociaux occasionné par la vie urbaine comme une réelle promesse de recommencement, pour peu que l’on considère la grande ville comme représentation concrète d’un problème abstrait plutôt que comme seul décor spectaculaire de la fable. Acculés par un destin vécu sur le mode de la survie et de la cohabitation involontaire, Ralph, Sarah et Benson ont en effet su retourner l’autorité de leur situation en nouvel horizon et faire de leurs conditions réelles d’existence, plutôt que d’aucune valeur ou d’aucun idéal, le fondement de leurs choix. Ainsi la grande ville au petit matin fait-elle autrement image : de l’apocalypse heureuse où le paradis perdure.
Jennifer Verraes, maîtresse de conférences à l’Université Paris 8
Texte initialement paru dans la revue Tracés.
M
Joseph Losey, 1951
durée du film : 88′
jeudi 26 septembre 2024, 20:00
M. Le crime au secours de l’ordre
Qui contrôle la ville ? L’État, les forces de l’ordre et l’appareil judicaire, ou la société du crime ? En 1950 Joseph Losey transpose à Los Angeles l’histoire policière que Fritz Lang avait initialement déployé dans le Berlin des années 30. Un tueur d’enfants sévit, et la rafles de la police poussent la mafia à chercher, à son tour, à démasquer le monstre. M est dans les deux versions, une chasse à l’homme menée simultanément par les forces diurnes et obscures qui quadrillent une ville. Chacun avec ses propres moyens, la police et la pègre se livre à une joute symétrique.
Authentique film noir des années 50, la version de Losey déploie l’intrigue haletante dans un Los Angeles qui n’est pas encore celui de la métropole automobile que l’on connait. Les scènes sont essentiellement piétonnes, ce qui permet d'immortaliser certains quartiers de la ville qui disparaîtront bientôt sous l'avènement de la culture du tout-voiture. La transposition d’un même scénario dans deux villes différentes révèle le décalage temporel entre le présent et sa représentation : la ville représentée est souvent celle de l’époque qui précède le moment du tournage. Ce décalage s’explique par la volonté d’exprimer par le choix des lieux de tournage des situations identifiables par les spectateurs. Cette réalité fait de certains films des sortes de catalogues des poncifs et idées reçues sur la représentation urbaine. Cette fonction rétrospective affecte non seulement les stéréotypes sur l'identité architecturale d'une ville, mais aussi notre compréhension des rapports de force qui la composent. Ainsi le monde criminel décrit par Losey est incontestablement celui d’avant la seconde guerre mondiale, tandis que celui décrit par Lang évoque plutôt le début du 20e siècle.
Cette disposition rétrospective se combine souvent à une dimension prospective, tournée vers l’avenir. Dans le film de Lang, la radio et l’automobile se présente comme des éléments structurants de l’urbanité, préfigurant leur déploiement massif de la seconde moitié du 20e siècle. Dans celui de Losey, c’est peut-être la scène finale qui remplit cette fonction prospective, évoquant des mondes à venir, avec le tribunal populaire installé dans un parking souterrain. L’automobile qui avait été soigneusement laissée de côté jusque-là revient en force en tant qu’infrastructure dissimulée qui détermine le fonctionnement des choses. Le monde automobile est littéralement la structure qui sous-tend la ville.
M de Losey clôt un cycle d’écrans urbains consacré aux 60 ans du jumelage de Bordeaux à Los Angeles.
Christophe Catsaros
Un homme est mort
Jacques Deray, 1972
durée du film : 104′
mardi 11 juin 2024, 20:00
Los Angeles : (re)naissance d’une ville
L’intérêt d’Un homme est mort de Jacques Deray est de filmer Los Angeles, non-lieu générique archétypal, comme une ville pourvue de qualités.
En effet, si Los Angeles abrite la plus grande industrie du cinéma au monde, elle n’a pas l’existence à l’écran d’une ville comme New York, tellement filmée qu’elle est étrangement familière à ceux qui la visitent pour la première fois. Thom Andersen ne s’y trompe pas : New York est bien plus photogénique que l’insaisissable Cité des anges. Toute scène extérieure à New York génère une image et fait consister un lieu. Avec Los Angeles, c’est moins évident. Malgré un centre-ville et plusieurs quartiers iconiques, la ville est plus indifférenciée. Pour mesurer l’écart entre les deux métropoles, on pourrait exagérer ce qui les différencie en opposant un centre-ville avec son lot de bâtiments historiques et de rues éponymes à sa zone commerciale en périphérie. Le premier est constitué d’un matériau urbain identifiable, protégé quand il n’est pas purement et simplement figé dans le carcan de sa muséification. La seconde est un non-lieu anonyme que l’on traverse en voiture pour passer d’un intérieur à l’autre.
Cinéaste français invité à produire aux États-Unis, Jacques Deray est fasciné par cette Amérique fantasmée qu’il a pris l’habitude de montrer par petites touches dans sa production hexagonale de films policiers. Immergé dans cette Amérique idéalisée, il produit un film qui déborde des artifices de l’American way of life. À l’instar d’Antonioni dans Zabriskie Point (1970), il filme la Californie comme un Européen, en cherchant à capter un maximum de signes, de textures et de machines insolites (les fauteuils avec téléviseurs incrustés, par exemple). Sa boulimie donne un film foisonnant où la dimension documentaire s’ajoute, sans forcer le trait, à une intrigue bien ficelée. Jean-Louis Trintignant est particulièrement convaincant dans le rôle d’un tueur à gages traqué, trahi dans un pays où ses propres valeurs ne sont plus de mise. Cette double approche (narrative et documentaire) permet à son tour à la ville de prendre forme. Sous l’effet de la fiction, le non-lieu générique et automobile prend consistance et devient une localité à part entière. Le cinéma a ce pouvoir : faire consister ses personnages, mais aussi ses décors.
Christophe Catsaros
The Long Goodbye
Robert Altman, 1974
durée du film : 112'
jeudi 21 mars 2024, 20:00
The Long Goodbye de Robert Altman ne nous apprend presque rien sur Los Angeles, si ce n'est que la vue imprenable depuis les hauteurs d'Hollywood incite à la contemplation et à la méditation. Los Angeles ne serait pas la capitale du yoga qu'elle a été sans ses innombrables terrasses avec vue panoramique sur la ville. Une ville qui se regarde elle-même, est-ce une ville qui pense ?
Ce long métrage qui s’inscrit dans la longue série des adaptations au cinéma des romans de Raymond Chandler nous apprend également que les courses-poursuites entre voitures et piétons ont généralement une issue prévisible, plutôt défavorable pour le piéton.
Comme dans la plupart des films noirs et néo-noirs, plus le personnage principal s'enfonce dans l'intrigue, plus il perd sa capacité à en démêler les fils. La résolution finale apporte certes un peu de clarté, mais le plaisir de voir ce film provient justement de notre incapacité à y voir clair. Le moment le plus jouissif et à certains égards, le plus dialectique du film, est peut-être la rencontre du détective avec le gardien de la gated community de Malibu, où il doit se rendre pour rencontrer sa riche cliente qui, par ailleurs, le mène en bateau. L'homme qui se tient à la porte de ce monde protégé est un spécialiste des imitations d'acteurs. En le voyant faire, on pourrait imaginer qu'il conditionne le passage à la capacité du visiteur à deviner qui il imite. Son jeu, répété chaque fois que Marlowe rend visite à sa cliente, devient une sorte de métaphore parodique de la ville dans sa relation avec la fable qu'elle entretient.
Los Angeles est à l'image de cette communauté fermée dont l'accès dépend de la maîtrise de sa mythologie. On arrive dans la ville avec une série de stéréotypes et on est jugé sur notre capacité à les transposer dans la réalité.
La ville elle-même n'existe pas en dehors de cette construction mythologique. Sans la clé pour y entrer, on reste sur le palier. Cette dystopie légèrement kafkaïenne résume ce cas particulier d’une ville qui perd sa propre consistance à force d'être représentée jusqu’à devenir une simple juxtaposition de clichés et de stéréotypes. Si le reproche de Thom Andersen à Robert Altman de réduire la ville à ses clichés est tout à fait légitime, un détail semble plaider en la faveur du metteur en scène. Celui d'avoir scénarisé et donner corps à l'état paradoxal d'une ville réduite aux clichés de sa principale industrie – le cinéma.
Christophe Catsaros
Assurance sur la mort
Billy Wilder, 1943
n&b, VOSTFR
durée du film : 103’
mardi 23 janvier 2024, 20:00
séance introduite par Bertrand Grimault
Assurance sur la mort : le décor de la corrida
Le film de Billy Wilder, Assurance sur la mort, de 1944, raconte une histoire d'amants meurtriers qui commence comme une plaisanterie et se termine par le sacro-saint châtiment des assassins adultères. L'adage à peine caché de ce film noir, celui du crime qui ne paierait pas, s’inscrit dans la chair des amants maudits.
Le drame se met en place par une joute de mots d'esprit, variante californienne du marivaudage. Les deux inconnus échangent des répliques, comme pour se mesurer l'un à l'autre. Une fille séduisante et entreprenante affronte un gars avec du répondant, se laissant gentiment entraîner dans un plan d'assassinat de son mari tyrannique. Le plan est complexe, presque farfelu, car il vise à décrocher le jackpot. Celui d’un cas si rare qu'il donne droit à une double indemnisation : l'accident ferroviaire.
La présence de l'architecture dans ce film est discrète mais déterminante. Si les nombreux extérieurs nocturnes laissent entrevoir la ville de Los Angeles dans les années 1940, c'est la maison du couple, de style néocolonial mexicain, qui retient l'attention. La maison est suffisamment centrale pour que Wilder décide d'en reproduire les principales caractéristiques dans le décor où se jouent les scènes d'intérieur.
Cette fidélité est probablement due au fait que la villa ment autant que sa propriétaire.
La maison incarne à la fois les relations trompeuses qui structurent l'intrigue et le rapport halluciné à l'histoire d'une ville. Le style mexicain est à la réalité de Los Angeles ce que le personnage de Zorro est à l'histoire de la Californie : un récit enjolivé reposant sur une fable inexistante, inventée.
Le tragique de la situation est que ce faux décor servira au dénouement du crime. L'artificialité d'un cadre menteur permettra aux personnages de rencontrer leur réalité. Comme dans une tragédie antique, l'artifice du dispositif scénique est le lieu même de la révélation de la vérité. Dans ce schéma brechtien, le faux, capable de se dissimuler dans la vrai, perd ses pouvoirs furtifs dès lors qu'il est placé dans un contexte aussi menteur que lui. Quelle que soit la perfection du crime, quelque chose au fond persiste à en dénoncer l'existence.
Outre ce jeu de forme et de contenu, Assurance sur la mort est une sorte de film matriciel. Un acte de langage qui donne corps à des stéréotypes, comme ceux de la joute verbale des amants lors de leur première rencontre. Ces clichés referont surface décennie après décennie dans les fictions cinématographiques faisant de Los Angeles la capitale de l'adultère, comme ne manque pas de le souligner Andersen dans son film documentaire Los Angeles Plays Itself.
Christophe Catsaros
Los Angeles Plays Itself
Thom Andersen, États-Unis, 2003
n&b et couleur, VOSTFR
durée du film : 2h50 avec entracte
mardi 7 novembre 2023, 20:00
séance proposée par l'association Monoquini
présentation du film par Bertrand Grimault, programmateur indépendant
et Christophe Catsaros, responsable des éditions d’arc en rêve.
Los Angeles : une icône. La « ville-monde », la cité des anges, usine à rêves et creuset de la culture de masse mondiale alimenté par Disneyland et Hollywood, Los Angeles qui doit son développement à l’industrie du cinéma et dont l’image nous est devenue familière au travers de plus d’un siècle de films.
Longtemps resté invisible pour des questions de droits, du fait des quelque 200 extraits filmiques qui le composent, Los Angeles Plays Itself est un essai-fleuve de près de trois heures qui se présente comme un plaidoyer en faveur d’une ville, de son architecture et de ses habitants, que le cinéma hollywoodien aurait maltraité, négligé et plus rarement célébré. C’est-à-dire que Thom Andersen, s’il est né à Chicago, nourrit une profonde affection à l’égard de sa ville adoptive, berceau du cinéma comme du rock’n’roll. Lui-même cinéaste, critique et enseignant en cinéma, Andersen est aussi connu pour être un amateur d’architecture moderniste et on sait qu’à ce titre Los Angeles est un musée à ciel ouvert. Dans la première partie intitulée « La ville comme décor », il est ainsi largement question des créations de Frank Lloyd Wright, Richard Neutra, John Lautner, Pierre Koenig et de bâtiments emblématiques tels que le Bradbury Building ou la gare ferroviaire d’Union Station – lieux d’une longue tradition cinématographique traversés par plusieurs générations d’acteurs et quantités de fictions – autant que de l’architecture vernaculaire et de l’esthétique Doo-Woop toute en paraboles des motels, coffee shops et stations services, contemporaine de la conquête spatiale et emblématique d’un imaginaire collectif, que l’appétit des promoteurs immobiliers a tendance à faire progressivement disparaître du paysage au profit de gratte-ciel de verre et d’acier. La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur des mortels, a écrit Baudelaire. En effet, cette première partie est surtout une élégie dédiée à un monde disparu dont le cinéma a gardé une trace, confirmant ainsi sa valeur documentaire : transformation incessante, disparition des quartiers populaires, désertification du centre ville, gentrification des interstices défrichés par des populations déclassées… Bunker Hill et le funiculaire de Angel’s Flight ne sont plus que des souvenirs ravivés par les romans de John Fante et The Exiles, le film que Kent MacKenzie réalisa en 1961 sur une communauté d’Amérindiens exilés dans la mégapole.
La deuxième partie, « La ville comme personnage », analyse le rapport conscient des réalisateurs à Los Angeles, qui ont en fait une entité quasi organique – un paysage qui devient un personnage – depuis Assurance sur la mort de Billy Wilder (1944), où la ville semble inspirer les crimes que ses protagonistes commettent, jusqu’à Model Shop de Jacques Demy (1969), où un personnage, en contradiction avec le sentiment général, déclare que la ville est « pure poésie ».
Enfin, la troisième partie, « La ville comme sujet », s’intéresse à des films qui, tels Chinatown de Roman Polanski (1974), se sont penchés sur l’histoire même de Los Angeles, dans ses replis les plus secrets et les plus inavouables, alimentant les légendes urbaines. En guise de conclusion, Los Angeles Plays Itself revient sur des productions indépendantes à petit budget des années 70 et 80 réalisées dans la tradition du néoréalisme et montrant le quotidien de communautés peu représentées ou caricaturées dans le cinéma dominant, révélant ainsi une dimension sociale souvent occultée par les clichés d’une Californie radieuse.
Bertrand Grimault