Blade Runner
Ridley Scott, 1982
jeudi 14 novembre 2019, 20:00
Le cinéma est le rêve diurne du milieu dans lequel s’inscrit la communauté. Il permet de saisir à un instant donné l’esprit d’une époque, ses idées, son ethos, ses représentations, son rapport à la cité édifiée, ou encore celle en train de l’être. Le champ qui s’ouvre, une fois cela établi, est infini. On peut considérer la cinématographie mondiale, depuis sa création, comme une source intarissable pour alimenter une sociologie de l’urbain. On peut, tels des archéologues du 3e millénaire, scruter des courtes séquences dans des films improbables, à l’affut de telle façade à jamais disparue, d’un bâtiment mythique en chantier, ou d’un intérieur que l’on croyait à jamais perdu mais qui se retrouve, comme par miracle, saisi sur la pellicule. On peut surtout laisser les films nous raconter comment le bâti structure les rapports sociaux, comment telle forme de ville correspond à telle société, etc… Le cinéma raconte le 20e siècle comme la littérature a pu raconter le 19e. En cela le croisement de la théorie architecturale et de la théorie cinématographique dessine un nouveau champ de la connaissance. La séance invite à regarder Blade Runner en archéologue des années 1980, scrutant les signaux annonciateurs de notre ethos écologique et de notre condition numérique, dans une façon de représenter l’homme du futur (le réplicant persécuté) et son milieu (la mégalopole dystopique) est tout à la fois un travail savant et un gai savoir ouvert à tous.
Zombie, Dawn of the Dead
George A. Romero, 1978
(1983 en France)
mardi 24 septembre 2019, 20:00
suivie d’un débat avec Christophe Catsaros, critique d'art et d’architecture
Dix ans après Night of the Living Dead, George A. Romero lève une nouvelle armée de morts-vivants pour réaliser le second volet de la série des « zombies ». Dawn of the Dead est filmé en couleur, stylé et mis en scène dans un décor adapté à la rallonge financière dont il bénéficie : à la modeste maison isolée du premier opus, le film substitue un gigantesque supermarché où se réfugient quatre individus en fuite, un pilote d’hélicoptère, une réalisatrice de télévision et deux officiers de police. Retranchés dans la partie administrative du bâtiment, ils repoussent les zombies et reconstruisent les conditions d’un huis clos rassurant en bloquant une à une les entrées de la galerie commerciale. Parvenus à leurs fins, ils peuvent jouir en toute sécurité et en musique de l’abondance des biens qui s’offrent à eux dans le mall désaffecté : whisky, fromage et chocolat, montres, produits de luxe et articles de sport, équipements audiovisuels et armes à feu à volonté. La restauration fantasmatique d’une consommation illimitée n’entraîne alors rien moins qu’une nouvelle forme d’aliénation, la solitude et la mort assurées. Oscillant entre la crainte d’être repérés et le réconfort, voire l’excitation suscités par le rétablissement de leurs habitudes de consommateurs autarciques, les protagonistes maintiennent l’état de siège jusqu’à la confrontation finale avec une bande de pillards qu’ils se refusent à voir - tout comme les zombies - comme leurs homologues. Le film de George A. Romero revisite un lieu commun de notre imaginaire cinématographique : s’introduire dans un grand magasin aux heures de fermeture, avec les grands burlesques ou la science-fiction de série B, pour jouir individuellement d’une marchandise appropriable sans contrepartie. Car le consommateur se représente toujours paradoxalement comme l’usager exclusif d’une quantité infinie d’objets et d’articles produits en masse. Il rêve d’un tête-à-tête avec la marchandise. C’est ce qui le distingue peut-être le plus franchement du zombie qui ne saurait accéder aux félicités de la relation marchande tant il adhère sans réfléchir aux valeurs du collectif.
(Texte de Jennifer Verraes)
Touche pas à la femme blanche !
Marco Ferreri, 1974
mercredi 3 juillet 2019, 20:15
projection suivie d'un débat avec Christophe Catsaros
Prenant pour décor l'immense chantier des Halles de Paris, le film que Marco Ferreri tourné en 1974 est un pastiche de western, transposant des questions d'aménagement du territoire à partir d'une fable sur les enjeux socio-économiques de la conquête de l'Ouest et l'extermination des Indiens qui en fut le corollaire. La destruction des anciennes halles au centre de Paris à la fin des années 1960 fut un trauma. Impopulaire, ce chantier impliquait le déplacement des halles centrales vers Rungis, près de l'aéroport d'Orly, ainsi que la création d'une gare souterraine permettant au réseau de trains de banlieue de se croiser au coeur de la ville. Rapprochant les banlieues du centre, aucun grand projet n'aura été aussi déterminant pour la géographie sociale de la capitale. Mastroianni, Noiret, Tognazzi, Piccoli (la bande de « La grande bouffe ») sont rejoints par Deneuve et Reggiani dans un film qui oscille entre le pamphlet filmé et la farce d'autodérision. Tourné intégralement dans le gigantesque trou de la future «plus grande gare souterraine d’Europe», « Touche pas à la femme blanche » est une allégorie qui rejoue les principaux vices caractérisant, déjà à cette époque, le grand projet urbain : une vision affairiste du progrès et la substitution de la communication à la consultation et à la démocratie. Le général Custer est appelé à la rescousse pour en finir une fois pour toutes avec les Indiens qui refusent de rester cantonnés dans leurs réserves. Homme d'honneur et d'action, il est confronté à son alter ego burlesque, le showman Buffalo Bill. Tourné dans Paris avec des moyens conséquents, le film affiche le goût de son réalisateur pour l'anachronisme. Les personnages de l'intrigue, paradant à cheval et en costumes d'époque, évoluent dans le Paris des années 1970 où d'autres Indiens (les étudiants de Mai 68) s'opposent à d'autres cow-boys (les technocrates de l'urbanisme).