Zabriskie Point
Michelangelo Antonioni, 1970
jeudi 9 juin 2022, 20:00
durée du film : 107’
La projection sera suivie d’un débat avec Christophe Catsaros, critique d’art et d’architecture
Des hauts et des bas
Escomptant réitérer avec Zabriskie Point (1970) le succès remporté par Blow-up (1966), la Metro-Goldwyn-Mayer était loin d’imaginer que le premier film hollywoodien de Michelangelo Antonioni ferait les frais d’une réception aussi calamiteuse. Le film ne déplut en effet pas moins aux partisans de la contre-culture qu’aux apôtres du conservatisme. Dès les premiers plans, les étudiants contestataires réunis en assemblée générale se voyaient représentés comme un corps politique sans consistance, une collection de visages découpés sur fond de ce qui s’apparente tout au plus à un milieu ambiant, jamais à un groupe (même Kathleen Cleaver, militante des Black Panthers, fait de la figuration). L’Amérique puritaine s’offusquait quant à elle devant la scène d’orgie imaginée par Antonioni dans le lit d’un lac asséché du parc national de la vallée de la Mort – métaphore expéditive de l’histoire des États-Unis comme colonisation perpétuelle du désert, autrement ressaisie à l’arrière-plan de la fiction via l’épisode des tractations menées par les promoteurs immobiliers de la société Sunny Dunes.
Réconciliant incidemment les extrêmes, Zabriskie Point organise en outre visuellement leur rencontre en faisant de l’image le théâtre de télescopages permanents. Telle est la fonction des panneaux publicitaires dont la présence insistante renvoie finalement moins à l’imaginaire du pop art qu’elle n’emprunte ses effets de percussion aux collages surréalistes, peuplant le paysage californien d’objets surdimensionnés. En agençant des éléments de grandeurs incommensurables, la mise en scène ménage des faux-raccords dans la profondeur du champ et, suscitant un étrange vertige horizontal, donne au spectateur l’impression d’enjamber le vide à chaque plan. Concrètement, Antonioni fit par exemple construire le décor des bureaux de Sunny Dunes sur le toit d’un immeuble faisant face au Richfield Oil Building afin d’accélérer l’enchaînement des éléments mis en perspective. Plus baroque encore, un film dans le film assurant la promotion d’îlots résidentiels implantés en plein désert brouille tous les rapports d’échelle. Que voit-on exactement ? Une maquette, des fragments de paysage réel, des accessoires miniaturisés, des mannequins en grandeur nature ? Sans doute un peu de tout cela à la fois. Au lieu-dit « Zabriskie Point » se côtoient l’un des points les plus bas à la surface du globe (Badwater, situé à une centaine de mètres au-dessous du niveau de la mer) et le Telescope Peak qui culmine à plus de 3000 mètres. Impossible, devant ces images, de s’installer au sommet de la pyramide visuelle faisant de l’homme la mesure de toute chose.
Dans un entretien accordé à la sortie du film, Antonioni déclarait : « L’Amérique est actuellement le pays le plus intéressant au monde à cause de ses contradictions, qui existent certes partout, mais se fracassent ici les unes contre les autres comme nulle part ailleurs. » La scène finale du film fait consister comme jamais l’écran de fumée qu’on nomme Amérique : en imagination, une jeune femme contemple l’explosion de la villa où son patron (un promoteur de Sunny Dunes) lui a donné rendez-vous. C’est la vision iconique d’une architecture sensible à son environnement – un projet de Hiram Hudson Benedict, à la croisée de Taliesin West, l’utopie testamentaire conçue par Frank Lloyd Wright dans le désert de l’Arizona et de sa Fallingwater House qui avait déjà inspiré le réalisateur de North by Northwest – qui vole ici en éclat pour faire apparaître un tombeau consumériste encastré dans la roche.
Jennifer Verraes
Week-end
Jean-Luc Godard, 1967
mardi 29 mars 2022, 20:00
durée du film : 105’
La projection sera suivie d’un débat avec Christophe Catsaros, critique d’art et d’architecture
Sorties de route
Il est difficile d'imaginer ce qui traversait la France à la fin des années 1960. Il faudrait pour cela reconstituer les tensions et les rapports de force qui sous-tendaient cette société du plein emploi et des grands chantiers de la reconstruction. Week-end de Jean-Luc Godard peut nous aider à nous faire une idée. Plus ouvrière et agricole que tertiaire, la France est sur le point de voir basculer l'équilibre entre la ville et la campagne, l’urbain et le rural, qui était resté inchangé depuis le XIXe siècle, malgré les grands bouleversements des deux guerres mondiales.
Dans un paysage en pleine modernisation, où la jeune comptable débutante gagne plus qu’un ouvrier qualifié en fin de carrière, le conflit des générations n'est plus une affaire de goût ou de conviction politique, mais devient structurel. La motorisation d'une part de plus en plus importante des ménages est l'un des indicateurs de ce basculement généralisé. Ajoutez à cela l'incapacité du réseau routier à s'adapter assez rapidement aux hordes de nouveaux automobilistes qui sillonnent les routes de France, et vous obtenez le décor de Week-end. Une allégorie cinématographique assez féroce que Jean-Luc Godard réalise juste avant 1968, et qui dépeint la France comme un champ de bataille où l'individualisme et le consumérisme mènent la guerre contre les valeurs collectives qui prévalent encore dans une grande partie de la société. Jean Yanne et Mireille Darc en véritables héros dantesques, ne cessent de remonter d'un enfer qui n'en finit pas. Les embouteillages succèdent aux carambolages à perte de vue et de travellings.
Le chacun pour soi à la recherche du plaisir ne peut être qu'un carnage, théâtral et spectaculaire, mais qui n'est pas très éloigné de la réalité qui voit année après année entre quinze et dix-huit mille Français mourir sur les routes. La ceinture de sécurité réduira quelque peu l'élan morbide de cette civilisation de l’excès, mais la dépendance automobile ne diminuera pas d'un pouce avant les années 2020 et le début d'une timide réduction des déplacements en voiture à l’échelle nationale.
Jennifer Verraes
Les bruits de Recife
Kleber Mendonça Filho, 2013
mardi 25 janv. 2022, 20:00
durée du film : 131’
Séance en présence du réalisateur Kleber Mendonça Filho
suivie d'un débat entre le réalisateur et Christophe Catsaros, critique d’art et d’architecture
Que reste-t’il des rapports humains racialisées dans les sociétés urbaines qui ont tourné le dos à l'économie rurale coloniale? À première vue, pas grand chose. Des souvenirs rapportés, des hantises, des blessures oubliées à peines discernables. La classe moyenne supérieure a cela de fabuleux de savoir refouler les paradoxes qui la sous-tendent. Elle a renoncé aux plus iniques de ces avantages, tout en veillant à conserver ces principaux privilèges, comme l’emprise sur la propriété immobilière, l’entre-soi ou encore un certain droit à l'oisiveté. Ce faisant, le bourgeois est devenu furtif. Il se marie par amour plutôt que par intérêt, déjeune avec sa femme de ménage, la laisse le tutoyer et tolère même ses enfants, sans jamais se demander si le fait même d’en avoir une ne constitue pas un atavisme de classe. Bruit de Recife est un tableau urbain de cette condition paradoxale de la classe moyenne brésilienne gentrifiée, devenue de fait antiraciste, parfois même progressiste mais toujours aussi peu disposée à se défaire de certains réflexes de classe. La rue de ce quartier aisé de Recife est typique de ces portions de ville en train de se replier sur elles-mêmes par la prolifération des tours condominiums fermées et ultra sécurisées. Elle reste ouverte le temps du film, mais plus pour longtemps. Le propriétaire, un sympathique grand-père à la barbe blanche qui possède la majeure partie de la rue, étudie l'offre du promoteur pour une nouvelle tour, et son petit-fils fait visiter un très bel appartement à louer. Plus qu’une intrigue, c’est l’ambiguïté des rapports entre maîtres et serviteurs que cherche à dépeindre Kleber Mendonça Filho. Aux postures démonstratives, il préfère les soupçons, les indices, le hors champs, les obsessions mal dissimulées, les glissements qui attestent d’un état dont on aimerait s’être débarrassé. Les sons de Recife sont certes le ressac de la mer qui n’est pas loin, mais de plus en plus l’aboiement qui prolonge l’insomnie, les rumeurs sur l’insécurité, les sons indistincts qui hantent ce quartier apaisé. Recife filmé par Kleber Mendonça Filho ressemble terriblement à certains quartiers de nos villes gentrifiées qui reconduisent inconsciemment les usages de la bourgeoisie sans en assumer forcément l’étiquette. La ville telle qu’il l’enregistre est, comme tout personne qui n’assume pas ou ignore son passé, dans l’attente de l’analyse, ou de l’incident qui va lui permettre de surmonter ses névroses.
Citadel
John Smith, 2020
mardi 05 oct. 2021, 20:15
durée du film : 16’
Documentaire projeté en partenariat avec le FIFAAC – Festival international du film d’architecture
La projection de Shivers sera précédée d’un court métrage proposé par le Fifaac.
Véritable film de confinement, Citadel de John Smith associe des fragments de discours de Boris Johnson sur la réponse à apporter à la pandémie et des vues de la skyline de la City, depuis la fenêtre de l'artiste. En superposant la voix du pouvoir et l’image du principal quartier financier de Londres, Citadel fustige la décision du gouvernement britannique de placer les intérêts économiques avant la santé publique. La bande son révèle aussi le basculement de stratégie de Boris Johnson, dans la réponse apportée à la crise sanitaire. Citadel constitue finalement une variante plus sobre mais tout aussi virulente de l’articulation entre architecture et débordement épidémique, sur lequel repose Shivers.
Frissons
David Cronenberg, 1975
durée du film : 85’
La projection sera suivie d’un débat avec Christophe Catsaros, critique d’art et d’architecture et Jennifer Verraes, maître de conférences en études cinématographiques à l'Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis
Shivers (Frissons, 1975), premier long métrage de fiction de David Cronenberg, s’ouvre sur un diaporama. Tandis qu’à l’écran défile une série de clichés photographiques présentant sous toutes les coutures un immeuble d’habitation construit sur l’Île des sœurs à Montréal — sa façade de verre et de béton, sa structure oblongue et d’un seul tenant, ses douze étages érigés sur une vaste plateforme et les multiples services offerts à ses occupants —, une voix off en fait la publicité : « La vie quotidienne devient une croisière de luxe dans nos appartements de la Starliner Tower […] Traversez la vie dans le calme et le confort, naviguez Starliner. Studios, appartements une pièce ou deux pièces sont disponibles chez Starko, une division de la General Structure Inc. » Placé au seuil de l’intrigue, ce diaporama promotionnel augure à la façon d’un repérage du potentiel narratif d’un décor encore vide de personnages. Comment habiter ce lieu ? Ou plutôt, comment le hanter ? Est-il seulement possible de hanter un tel bâtiment, à savoir un édifice construit (en 1962) par Ludwig Mies van der Rohe ?
Telle est la question que pose Shivers : à quelles conditions le mythe de la maison hantée peut-il établir ses quartiers dans un immeuble de verre conçu pour faire obstacle à l’irrationnel ? La hantise étant affaire de famille, de doubles fonds et d’obscurs placards, Shivers tourne résolument le dos à la transparence, cherche les espaces sans lumière et sans fenêtre, tire les rideaux et occupe de préférence les salles de bains. Mais surtout le film bascule quand la hantise déménage sur le palier et investit ce qu’il reste d’arrière-mondes dans l’immeuble de verre : couloirs, cages d’escalier, ascenseurs, parking, laverie au sous-sol. Paradoxalement donc, la hantise abandonne la sphère privée et rallie les espaces collectifs. Et que fait-elle sous la lumière crue des néons ? Elle frissonne… autrement dit, elle jouit. C’est que l’immeuble de Mies van der Rohe est hanté par un étrange parasite qui, en décuplant la libido de ses habitants, expose très littéralement leur intimité au grand jour et aux regards du voisinage. Des organes sexuels en liberté mènent la danse dans les parties communes, libèrent toutes les manies sexuelles et conduisent tout droit à l’orgie finale dans la piscine olympique de la résidence. L’architecture est-elle sexuée ? La réponse de David Cronenberg est pour le moins inattendue. A-t-on jamais imaginé en effet que l’architecture de Mies van der Rohe était hantée par des passions érotomanes ?
Jennifer Verraes