Dans le cadre de l’exposition Nouvelles saisons, autoportraits d’un territoire, écrans urbains vous propose trois films tournés dans le territoire girondin.
mardi 18 mars 2025 – 20:15 : Des gens sans importance d’Henri Verneuil, 1956
Sur la Nationale 10, entre Paris et Bordeaux, Jean Gabin aux commandes de son semi-remorque fonce tête baissée vers son drame personnel, et celui, plus collectif, de la dissolution de la culture prolétarienne.
mardi 15 avril 2025 – 20:15 : Rodéo de Lola Quivoron, 2022
L’imaginaire fantasmé d'une bande de jeunes voyous qui parcourent les faubourgs de Bordeaux à moto, à la recherche d'une improbable délivrance.
mardi 13 mai 2025 – 20:15 : Merci la vie de Bertrand Blier, 1991
Blier, en appareilleur de rêves, choisit le front de mer de Lacanau comme décor d'un drame onirique. Les bâtiments ennuyeux des stations balnéaires de la classe moyenne deviennent le décor irréel d'un psychodrame comme lui seul sait le faire.



Merci la vie, Bertrand Blier, 1991
durée du film : 1h57
mardi 13 mai 2025, 20:15, cinéma Utopia
Le cinéma raconte, outre des histoires, des lieux. Il nourrit l’imaginaire collectif, forgeant film après film l’idée partagée et générique d’une maison, d’une rue ou d’une ville. Tantôt il les fige dans des stéréotypes, tantôt il leur permet de s’en extraire, d’être expérimentés autrement et questionnés. Une maison peut être l’idéal d’un foyer familial sous un toit à double pente, comme dans la plupart des films américains, mais aussi une prison sémantique comme dans Canine de Lanthimos. Ce faisant les films élaborent collectivement une ville qui n’existe pas. La continuité temporelle et la contiguïté spatiale ainsi composées forment une entité chimérique faite de fragments de clichés urbains.
Les lieux racontés dans le drame onirique Merci la vie sont le décor des élucubrations psychologiques de ses personnages : deux filles en vadrouille en prise avec un toubib manipulateur. Il y est question de rapports transgénérationnels, d’une émancipation féminine avortée par le regain de conservatisme des années 80, et du carnage de la génération Sida. Le décor de ces histoires entremêlées est tout aussi disparate et artificiellement construit. Bertrand Blier en appareilleur de rêve relie, le temps d’un film, le front de mer moderne de Lacanau, une gare désaffectée et un casino en Occitanie, ainsi qu’un village pittoresque du Haut-Languedoc (Olargues). Ce décor nocturne ne va pas sans évoquer certains tableaux de Delvaux. Il est posé pour accueillir les déambulations oniriques qu’on y projette.
Tous ces lieux s’articulent selon une cohérence narrative qui leur permet d’interagir, et surtout de nourrir l’imaginaire du spectateur. Ces lieux imaginaires s’avèrent aussi importants, d’un point de vue expressif, que le choix des mots ou le jeu des acteurs. La scène où les deux filles entrent de nuit dans une petite ville endormie, en se demandant s’il leur est « déjà arrivé de prendre possession d’une ville » traduit cette convergence, courante chez Blier, entre un décor et un état psychologique. Bien après avoir vu le film, on se souviendra probablement d’une ou deux répliques, et d’un ou deux lieux. Ce que cette fabrique du mythe urbain fait à notre perception de la vraie ville est une tout autre affaire. C’est une des raisons d’être du projet Écrans Urbains.
Séance présentée par Christophe Catsaros
Rodéo, Lola Quivoron, 2022
durée du film : 1h50
mardi 15 avril 2025, 20:15, cinéma Utopia
Il y a quelque chose d’amplifié dans Rodéo de Lola Quivoron. Comme un décalage entre la réalité du sujet abordé et ce qu’on y projette : les rodéos urbains, ces démonstrations de dextérité à deux roues pratiquées en pleine ville par de très jeunes gens, loin de toute régulation et de tout contrôle.
Récit d’émancipation féministe plongé dans l’imaginaire des quartiers, Rodéo bascule progressivement vers une autre réalité : celle, plus esthétisante, d’une société secrète du crime, où la testostérone se mélange à l’odeur d’essence. L’immersion de la cinéaste dans cet univers fantasmé fait qu’elle s’est retrouvée au cœur d’une polémique pour avoir affirmé que les accidents de rodéo étaient principalement dus aux policiers qui poursuivent les jeunes motards.
L’attrait du film repose sur ce voile de sublimation qui fantasme un code d’honneur et un esprit collectif autour d’une pratique fondamentalement asociale. Ce prisme déformateur n’est pas sans rappeler le filtre jaune que Fassbinder utilise, jusqu’à la nausée, dans Querelle de Brest, pour faire coïncider l’univers fantasmatique de Genet – une pègre érotique – avec ses propres obsessions. Le filtre agit comme un dispositif déformateur du réel, permettant de superposer un monde idéalisé à la triste réalité de la prostitution.
Dans Rodéo, ce prisme déformateur, bien que moins visible, est tout aussi actif. Il se manifeste dans le regard sublimé que la cinéaste porte sur ses personnages, et surtout dans ses efforts pour en faire les vecteurs d’une culture, définie par l’amour du défi, du dépassement, et les jeux de loyauté entre voyous.
Le film, essentiellement tourné dans la périphérie bordelaise, offre peu de vues sur la ville elle-même. La caméra est souvent braquée sur la jeune héroïne. Là où Rodéo nous apprend quelque chose sur la ville, c’est dans sa capacité à fantasmer une réalité qui n’existe que dans l’imagination de son auteure. La perception du fait urbain relève de ce filtre interprétatif : un voile de sens et d’intentions délicatement posée sur la surface des choses et des actions.
Des gens sans importance
Henri Verneuil, 1956
durée du film : 1h41
mardi 18 mars 2025, 20:15, cinéma Utopia
Premier film d’un cycle de trois longs métrages consacrés aux représentations cinématographiques de Bordeaux, Des gens sans importance plonge le spectateur dans une culture depuis longtemps discrédité, où la conscience professionnelle a pour fondement l’appartenance de classe.
Les films de routiers forment un sous-genre du road-movie qui se distingue par son attention portée aux conditions de vie des travailleurs de l’asphalte. C’est le cas de Des gens sans importance, mélodrame tourné en 1956 par Henri Verneuil, sur la nationale 10 qui relie Bordeaux à Paris. Si les quelques plans des quais de la Garonne, dans leur configuration portuaire, justifient l’intérêt architectural du film, c’est ailleurs que réside sa véritable richesse.
Pour commencer, Des gens sans importance ressuscite le lien étroit, presque intime, que les routiers entretiennent avec leur véhicule. Réalisé à une époque où la conduite de nuit se faisait à deux, le film est un hommage à la mécanique française, avec Jean Gabin aux commandes d’un gros semi-remorque Willème « nez de requin » ce qu’il y avait de plus imposant sur les routes de France, juste avant la création des autoroutes.
Le film restitue aussi avec justesse l’esprit de camaraderie et de solidarité qui prévalait encore dans les années 1950. Les années 1960, avec leur culte de la modernisation et du consumérisme, ne sont pas loin. Cette archéologie d’une conscience de classe résonne étrangement à une époque, comme la nôtre, vouée à liquider les derniers résidus d’une quelconque culture prolétarienne.
Des gens sans importance a ceci de précieux de ressusciter une culture du travail aujourd’hui en voie de disparition, perdue dans les nouveaux esclavagismes de la précarité et du chacun pour soi. Si l’architecture revient au-devant de la scène, c’est dans le sens d’une architecture des rapports humains, d’une éthique prolétarienne et des solidarités visibles et moins visibles, qui structurent la psychologie populaire, et dont ce film est un témoignage.